« Tais-toi, on va, il y a, il y a… »

L’écrivaine Marie Cosnay est à l’initiative d’un réseau d’accueil et de soutien aux migrants dans les Landes et au Pays basque.

Marie Cosnay  • 7 février 2018
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« Tais-toi, on va, il y a, il y a… »
© Photo : DR

On attend.

On se rend bien compte qu’on devient un peu fous, un peu coupés du reste du monde, on se rend bien compte qu’on est dans le monde de la CNDA [1], des appels et des recours, des codes civils de tel pays, du consulat de tel autre, on est dans le monde des sigles et au pays des débrouilles, des embrouilles, des Cada [2], CAO [3], Dublin, on se rend compte qu’on perd des ami·es, on perd, pour un temps du moins, celles et ceux qui n’ont pas attrapé la même langue, c’est un comble, on ne sait plus comment parler, on n’a plus à qui parler, et demain, au boulot, d’ailleurs quel demain et quel boulot, on parle de moins en moins si on téléphone de plus en plus et quand on nous dit : alors toi, on répond Soudan et on répond Darfour et on répond Guinée, elles sont bizarres, un peu, nos questions réponses mais on n’a pas le temps d’interroger ce qui a changé du tout au tout, je crois bien qu’avant on répondait : projets, on répondait quelle langue pour quel réel, on répondait enfants et amours ; alors toi, demande l’ami·e et on répond Guinée, jugement supplétif et mineur isolé, on voit la question se perdre dans les yeux de l’ami·e, l’ami·e essaie encore, on le rassure : t’inquiète pas, je ne cherche pas à sauver absolument quelqu’un, comme si on pouvait sauver, mais c’est juste, juste que, pardon, je peux pas dire, on m’appelle, je dois prendre, M a dû recevoir l’OQTF, pardon, c’est que Guinée est arrivée, c’est que Soudan est arrivé, c’est que Darfour, pardon.

18 h 30, toujours rien

Des idées, tout le monde en a, on en fait part aux avocat·es, aux juristes ami·es, ils ne disent pas tous la même chose, 5 ans, Valls du nom de la circulaire, passeport promesse d’embauche carte consulaire consulat surtout pas consulat réexamen Conseil d’État études, études stages woofing et solidarité refuge et clandestinité collectif RUSF, etc. C’est un domaine d’embrouilles, ah on n’est pas doué, administrativement, c’est le grand domaine des embrouilles, t’as pas intérêt à pas être doué, on va finir doué administrativement, tu vas voir, on rit nerveusement.

19 h, le recours est rejeté

On est très impuissants et c’est pour ça sans doute qu’on s’engueule un peu. On n’a pas, on n’aura pas de solutions, on n’a et n’aura que des moyens de gagner du temps, de faire un peu moins mal, un peu moins maladroit. On s’engueule, il y a celles ceux qui disent : « Mais il parle si bien français », il y a celles et ceux qui tombent des nues, oubliant que l’asile, en France, seuls 25 % l’obtiennent par an, il y a celles ceux qui disent : « Ça doit être une erreur », il y a celles et ceux qui ne disent rien, qui pleurent, celles et ceux qui cherchent des contacts, de nouvelles idées, une issue, celles et ceux qui s’engueulent un peu mais il y a ce sur quoi tout le monde est d’accord : « De toute façon, il a plusieurs maisons. Chez nous, chez lui, chez moi. »

On sait bien qu’il devra, B, dans ses maisons et ses vies, construire quelque chose, il y a celles et ceux qui réalisent tout de suite que ce ne sera pas facile de construire caché, d’apprendre caché, de travailler et de gagner de l’argent caché, oui on va dessiner ici, pour toutes nos vies précaires, une façon de vivre et lui comme nous y aurons une place mais on est sidérés, B notre ami magnifique, que nous voyons toujours invulnérable, invulnérable après la Libye après la prison en Italie après les trottoirs porte de La Chapelle, notre ami magnifique ce soir parle entre ses dents, il préfère être seul, il porte cette marque de l’échec CNDA, cette marque CNDA, comme une honte, « je ne comprends pas », il dit : « Je ne comprends pas », finalement c’est ce qu’on répétera, je ne comprends pas, c’est incompréhensible, personne ne comprend, celles et ceux qui parlent haut, celles et ceux qui ont dès ce soir un avocat au téléphone, celles et ceux qui ne comprennent vraiment pas, nous tou·te·s nous disons : je ne comprends pas, et nous disons à notre ami magnifique : les embrouilles ont assez duré, la honte on s’en fout, les crétins c’est pas nous, ma mère malade, dit à voix basse notre ami, l’argent à envoyer au pays, je vais vous mettre dans le délit, tais-toi, on va, il y a, il y a, l’Angleterre, mais enfin tu verras, ma maison, la chambre, cette clef, et voilà.

[1] Cour nationale du droit d’asile.

[2] Centres d’accueil de demandeurs d’asile.

[3] Centres d’accueil et d’orientation.

Publié dans
Tribunes

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