États-Unis : La jeunesse en guerre contre les armes

Après la tuerie sanglante dans une école de Parkland, en Floride, des collégiens et des lycéens ont pris la tête d’un large mouvement pour le contrôle des armes à feu. Un tournant de l’histoire ?

Alexis Buisson  • 21 mars 2018 abonné·es
États-Unis : La jeunesse en guerre contre les armes
Les collégiens et lycéens se sont mobilisés en masse le 14 mars, comme ici devant le Congrès, à Washington DC.
© JIM WATSON/AFP

Donald Trump avait promis de rendre l’Amérique grande, mais je n’ai pas l’impression qu’il y arrive. » Les mots sont prononcés par un petit garçon de 8 ans, qui s’est avancé timidement vers le micro installé sur une scène de Prospect Park, un espace vert au cœur de Brooklyn. Ce mercredi 14 mars, des milliers d’écoliers new-yorkais se sont joints à d’autres jeunes dans le reste des États-Unis pour un grand walkout (« débrayage ») en pleine journée de cours pour protester contre la violence liée aux armes à feu et l’inaction de la classe politique. Ce grand rassemblement national était la première action d’une telle ampleur depuis la fusillade au lycée Marjory Stoneman Douglas de Parkland (Floride), au cours de la laquelle 17 personnes ont trouvé la mort.

Ce jour-là, à Prospect Park, une cinquantaine d’adolescents, la plupart au collège et au lycée, se sont succédé au micro pour honorer la mémoire de leurs « frères et sœurs » de Parkland, montrer du doigt les « adultes » qui ne font rien, mais aussi et surtout appeler à la mobilisation dans les urnes. « Si vous avez 18 ans et que vous pouvez voter, votez. Si vous êtes en âge de vous inscrire sur les listes électorales, faites-le ! », a lancé Lane Murdock, 15 ans, aux 200 personnes rassemblées. Cette jeune habitante de New York a mis en ligne une pétition après la fusillade pour appeler à une nouvelle journée de débrayage dans les lycées le 20 avril, 19e anniversaire de la tuerie de Columbine. « Nous sommes une génération éduquée, courageuse, rebelle. Et nous n’allons pas nous arrêter là. Les jeunes grandissent. Ils votent. Personne, de droite ou de gauche, ne peut arrêter le temps. »

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Cet appel à la mobilisation, toute une génération d’États-Uniens nés dans les années 2000 est en train de le faire sien. Depuis la fusillade, leur colère n’est pas retombée. Après le débrayage du 14 mars, observé dans 3 000 établissements scolaires, les partisans d’un plus grand contrôle des armes à feu se réuniront dans une grande marche symbolique à Washington, le 24 mars, pour appeler la Maison Blanche et les parlementaires à prendre des mesures afin de prévenir toute fusillade. Des manifestants réunis sous la bannière « March for Our Lives » (« Marche pour nos vies ») se retrouveront le même jour dans des dizaines d’autres villes américaines.

La mobilisation est telle que certains observateurs comparent ce mouvement naissant à l’activisme de leurs aînés, autrefois, contre la ségrégation et la guerre du Vietnam. Une chose est sûre : elle cristallise les espoirs de militants plus âgés, dont l’action après les massacres de Columbine en 1999 et dans l’école élémentaire Sandy Hook en 2012 n’a pas été fructueuse. « Cette génération est unique », souligne Jean Twenge, professeure de psychologie à San Diego State University et auteure d’un livre sur la « génération Z », celle des enfants nés entre le milieu des années 1990 et 2010.

L’experte a identifié plusieurs raisons pour lesquelles cette tranche d’âge est « plus susceptible de se soucier de la violence des armes à feu ». D’après elle, ces jeunes ont grandi dans des environnements relativement protégés, à l’ère des campagnes de prévention en tout genre. « Leur comportement a suivi ce modèle. Les adolescents d’aujourd’hui se bagarrent moins. Ils sont moins susceptibles de se livrer à des actes dangereux et ne sont généralement pas attirés par la prise de risque. Depuis 2000, la part de ceux qui boivent avec excès a chuté de moitié », observe-t-elle. En outre, ils ont intégré de nombreuses restrictions dans leur vie quotidienne, comme l’interdiction d’acheter de l’alcool ou des cigarettes avant 21 ans. « La classe politique et les parents passent leur temps à réguler ce que les jeunes peuvent faire ou non. Les rescapés de fusillades ne comprennent pas pourquoi l’achat d’armes échapperait à ces contrôles. »

Pourtant, les rapports entre les jeunes États-Uniens et les armes à feu sont ambivalents, si l’on en croit les sondages. S’ils sont moins nombreux à posséder une arme que leurs aînés, leur soutien à la protection du droit à en avoir une s’est accru ces vingt dernières années, passant de 32 % en 1993 à 44 % en 2016, selon le très sérieux Institut Pew. En 2015, les 18-29 ans étaient moins favorables à l’interdiction d’armes automatiques que les classes d’âge précédentes, même s’ils défendent davantage le port d’armes scellées et détestent le lobby pro-armes National Rifle Association (NRA) dans des proportions plus importantes que les générations passées. Cette ambivalence s’explique par le fait que, d’un côté, les « jeunes États-Uniens grandissent dans un pays où il n’y a jamais eu aussi peu de criminalité, mais, de l’autre, ils ont passé leur vie à entendre parler de fusillades de masse et vont probablement dans l’une des neuf écoles sur dix qui pratiquent des exercices de sécurité pour se protéger contre d’éventuels tueurs armés », observe le site d’information Vox dans un article publié fin février.

Lorenza, elle, a choisi son camp. Cette élève de première au lycée français de New York a organisé la journée d’action dans son établissement, dans le cadre du club des Jeunes Progressistes, qu’elle a cofondé. « Les adultes pensent que les jeunes sont sur leur smartphone en permanence. Je voulais démontrer que ce n’est pas vrai, qu’on s’investit en politique, déclare-t-elle. J’aimerais qu’on ne puisse plus utiliser d’armes à feu, qu’on se débarrasse du 2e amendement [à la Constitution, qui protège le droit d’avoir une arme, NDLR]_, mais ce sera difficile. On a besoin de plus de contrôle sur les achats. »_

Pour l’heure, l’efficacité de la mobilisation est en demi-teinte. Les jeunes partisans de restrictions sur les armes à feu ont remporté une victoire non négligeable en Floride. Cet État très favorable aux armes, dominé par le Parti républicain, a adopté une série de mesures pour en rendre l’accès plus difficile et leur utilisation moins dangereuse – passage de 18 à 21 ans de l’âge légal pour acheter un fusil, instauration d’une période d’attente de trois jours entre l’achat et la réception de certaines armes pour prévenir toute acquisition impulsive, interdiction d’équipements qui transforment ces objets en armes automatiques. La loi adoptée donne aussi la possibilité d’armer certains enseignants et membres du personnel scolaire. La NRA l’a attaquée en justice au motif qu’elle viole le 2e amendement.

Les jeunes ont également réussi à mobiliser, indirectement, les forces économiques du pays. Plusieurs grandes entreprises issues de secteurs divers (hôtellerie, compagnies aériennes, banques, livraison de colis, location de voitures…) ont mis fin aux réductions qu’elles offraient aux membres de la NRA. En outre, plusieurs responsables de banque seraient ouverts à l’idée d’interdire les transactions portant sur les armes automatiques et d’autres équipements achetés via une carte de crédit, selon le New York Times.

Cependant, Washington n’a toujours pas brillé par son courage politique. Lors d’une réunion télévisée à la Maison Blanche fin février avec des parlementaires démocrates et républicains, Donald Trump avait surpris tout le monde – et suscité beaucoup d’espoir – en appelant au renforcement des contrôles sur les achats d’armes sur Internet et dans les foires, et au rehaussement de l’âge légal pour acquérir des fusils. Il a même tancé un législateur républicain dans la salle en lui disant qu’il « avait peur de la NRA » parce que sa proposition de loi n’allait pas assez loin, selon lui. Mais la joie des « pro-contrôle » a été de courte durée. Quelques jours plus tard, après un rendez-vous avec la NRA (qui lui a donné 30 millions de dollars pendant sa campagne), Trump a fait machine arrière, en revenant à des mesures beaucoup moins ambitieuses.

Le Président a aussi défendu, devant des familles de victimes de fusillade, l’idée d’armer certains enseignants. Une proposition largement présentée par une majorité d’experts comme inefficace, voire dangereuse. Lors de la journée d’action du 14 mars contre les armes à feu, on apprenait qu’un enseignant de Californie avait blessé trois élèves à cause d’une erreur de manipulation de son arme en pleine salle de classe.

Selon les jeunes les plus impliqués dans ce combat, aucun changement majeur n’interviendra avant les élections de mi-mandat en novembre, pendant lesquelles les démocrates ont la possibilité de reprendre le contrôle du Sénat et de la Chambre des représentants, voire avant la présidentielle de 2020. « Pour la première fois, glisse Christopher Barb, un lycéen de Brooklyn, les adultes écoutent les jeunes et les prennent au sérieux. Mais, bientôt, les caméras s’éloigneront. On ne nous écoutera pas autant. La meilleure manière d’imprimer notre marque sera de voter pour des gens qui pensent comme nous. »

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