Sonate d’été et prélude à Tchekhov

Alain Françon orchestre un très beau _Mois à la campagne_, de Tourgueniev, avec Anouk Grinberg dans l’un des grands rôles de sa carrière.

Gilles Costaz  • 21 mars 2018 abonné·es
Sonate d’été et prélude à Tchekhov
© Michel Corbou

Qui a inventé l’émotion tchékhovienne, ce sanglot qui ne s’envole pas et reste blotti dans la poitrine ? Tchekhov ou Tourgueniev ? Ou cette fameuse âme russe, cliché notoire qui contient sans doute un peu de vérité ?

Michel Vinaver, en écrivant une nouvelle version française d’Un mois à la campagne, et Alain Françon, en mettant la pièce en scène au Déjazet, se lancent dans une réhabilitation de Tourgueniev. Selon eux, l’auteur de Premier Amour et des Récits d’un chasseur préfigure bien le mélancolique écrivain de la vie provinciale dans laquelle soupirent les personnages de La Mouette et de La Cerisaie. Le spectacle feutré, fait d’alanguissements et d’accélérations, que donne le Théâtre des nuages de neige (la compagnie de Françon) leur donne raison. Tourgueniev, qui structure davantage ses histoires que Tchekhov, ne laisse pas filer l’action, et il est tout aussi poignant.

Il faut dire qu’on n’avait pas vu de représentations totalement abouties d’Un mois à la campagne ces vingt dernières années, même celles avec Isabelle Huppert et Valeria Bruni-Tedeschi.

Le thème flirte autant avec Racine qu’avec le vaudeville. Dans sa datcha occupée le temps d’un mois d’été, une femme mariée s’éprend du précepteur qu’elle a engagé pour son fils. Sa pupille aussi tombe amoureuse de ce jeune homme qui ne perçoit pas les passions dont il est l’objet. Les sentiments demeurent cachés puis finissent par exploser. Une femme de 40 ans et un étudiant de 20 ans, c’est scandaleux ! D’ailleurs, la censure persécuta Tourgueniev en 1850. Mais aucune étreinte audacieuse n’a lieu. Chacun renonce, comme le font les résignés de Tchekhov, dont les premières pièces n’apparaîtront que trente ans plus tard.

Les personnages, ici, sont un peu comme le décor de Jacques Gabel, en demi-teinte et élégants. Micha Lescot est un parfait soupirant désespéré, jamais en éclats, toujours dans un chant secret. Philippe Fretun incarne un médecin moins bien élevé, en un contrepoint amusant. Nicolas Avinée joue l’étudiant dans un retrait quasi musical. Guillaume Lévêque, Jean-Claude Bolle–Reddat, Catherine Ferran, India Hair et Laurence Côte dessinent les autres habitants de la maison de campagne, tantôt avec une âme lointaine, tantôt dans une fougue innocente.

Enfin, l’hôtesse, rongée par son amour indicible, Natacha, c’est Anouk Grinberg. Elle occupe sans conteste l’un des grands rôles de sa carrière. Utilisant un registre vocal varié et plus élevé que dans ses spectacles précédents, elle sait brusquer la musicalité de sa partition et la placidité de la présence douce. Ses mots se mettent à frapper, elle grimace (brièvement, mais le temps de faire passer une déception, d’envoyer paître une éventuelle monotonie), elle bondit, se casse en deux sur le canapé ! Alain Françon et Anouk Grinberg nous montrent peut-être qu’entre Tourgueniev et Tchekhov, il n’y a qu’une intime différence, celle qui sépare une sonate d’été d’une sonate d’automne.

Un mois à la campagne, Théâtre Déjazet, Paris IIIe, 01 48 87 52 55, jusqu’à fin avril. www.dejazet.com

Théâtre
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