August Sander : portrait(s) d’Allemagne

Au Mémorial de la Shoah, une rétrospective confronte notamment les visages de persécuteurs et de persécutés durant la période nazie. Saisissant.

Jean-Claude Renard  • 11 avril 2018 abonné·es
August Sander : portrait(s) d’Allemagne
Prisonnier politique [Marcel Ancelin]. 1943 Die Photographische Sammlung/SK Stiftung Kultur – August Sander Archiv, Cologne; VG Bild-Kunst, Bonn ; ADAGP, Paris, 2018. Courtesy of Gallery Julian Sander, Cologne and Hauser & Wirth, New York.

Foule de personnages. Paysans du Westerwald, berger, couple de vieux, jeunes paysans endimanchés, fiancés… Aux tableaux de campagne, d’où se dégagent un calme taciturne et l’humilité du modèle (et celle de l’opérateur), s’ajoute la part citadine : artisans, bonne sœur, maître pâtissier, lycéen, mère et fille de mineur, ouvrière, révolutionnaires et anarchistes (chaussés de petites lunettes), étudiants, historien d’art, capitaine d’industrie, commerçant en gros, peintre, sculptrice, bohème, femme de ménage, chômeur… Tous saisis dans leur élément naturel, en pleine campagne ou dans un bureau, un atelier ; portraiturés par August Sander (1876-1964) entre 1911 et 1928, sous des éclairages contrastés, où le raffinement vient culbuter la simplicité, et réunis dans un ouvrage paru en 1929, Visage d’une époque (Antlitz der Zeit, pour le titre original), comprenant soixante clichés en noir et blanc.

Deux années auparavant, Sander présentait au Kunstverein de Cologne une centaine de ses photographies, formant une épopée rurale et urbaine, et laissant au spectateur le choix d’interprétation devant l’épiderme, entre des bourgeois paisibles et des paysans aux airs soucieux, dans une société en pleine mutation.

Marcel Ancelin, résistant et modèle Né en 1923 à Paris, Marcel Ancelin (photo page de gauche) entre dans la résistance durant l’été 1940. Il intègre le mouvement des Francs-tireurs et partisans français. Il est arrêté en 1941 par la police française à l’occasion d’une manifestation contre l’occupant organisée par les Jeunesses communistes. Remis aux autorités allemandes, il est condamné aux travaux forcés à perpétuité pour « aide à l’ennemi et démoralisation de l’armée allemande ». Déporté en Allemagne, il sera incarcéré dans diverses prisons, dont celle de Siegburg. C’est là qu’il croise l’objectif d’Erich Sander, saisi par son visage « expressif », et se laisse photographier de face et de profil. Il ne sera libéré que le 23 avril 1945, alors au camp de Rollwald, par les troupes américaines. Reconnu « déporté résistant » en 1956, il meurt en 2003.
Outre un photomontage pointant la devanture du studio photographique de Sander et la cave de sa maison, abritant des centaines de négatifs, cette série de portraits occupe la première partie de l’époustouflante exposition consacrée à August Sander, présentée au Mémorial de la Shoah, à Paris, avec près de cent cinquante images réalisées par l’un des maîtres et pionniers de la photographie documentaire allemande. Un pionnier qui n’a pas vraiment suivi le destin assigné. Fils de boiseur à la mine, il suit d’abord les traces de son père. Scolarité courte. Et c’est au fond de la mine qu’il rencontre la photographie, chargé de transporter le matériel d’un photographe. Un coup d’œil à travers l’objectif suffit à basculer dans une nouvelle approche de la réalité. Coup d’œil déterminant, dont il fera son métier. À Trèves pour son service militaire, il travaille pour le photographe Georg Jung. Entre 1899 et 1901, il voyage en qualité d’assistant photographe entre Berlin, Magdebourg, Halle, Leipzig et Dresde, avant de s’installer à Cologne.

Après les tentations d’une technique propre à l’esthétique pictorialiste, Sander se tourne vers une photographie qui se veut exacte, fidèle à une réalité, et se décide pour une importante composition illustrant les métiers, les professions et les conditions sociales des Allemands, principalement sous la République de Weimar (1919-1933). Ce projet donnera lieu au Visage d’une époque, qu’Alfred Döblin préface ainsi, au moment même où paraît son roman épique Berlin Alexanderplatz (1929) : « Sous nos yeux se déroule en quelque sorte une histoire de notre société ou, plus exactement, une étude sociologique. Une analyse sociologique se passant des mots, uniquement par l’image – des portraits et non point, par exemple, des personnages en costumes folkloriques. Tel est l’exploit réalisé par le regard de ce photographe, son intelligence, son savoir, son sens de l’observation […]. De même qu’il existe une anatomie comparée, éclairant notre compréhension de la nature et de l’histoire de nos organes, de même Sander nous propose-t-il la photographie comparée, une photographie dépassant le détail pour se placer dans une perspective scientifique. »

Ce recueil constitue, pour le romancier, un matériel de choix pour l’étude de l’histoire culturelle, économique et sociale des trente années écoulées. « La vue de ces photos devrait donner lieu à des récits, des histoires entières, beaucoup d’entre elles y incitent, qui constituent pour des auteurs un matériau plus excitant et plus riche que bien des notices de journaux. Ces images percutantes nous apprennent très vite des choses sur nous et sur les autres, bien mieux que ne le feraient des exposés et des théories. »

Le succès rencontré avec Visage d’une époque encouragera un travail d’une autre ampleur, Hommes du XXe siècle, vaste fresque, encyclopédie photographique de la nation allemande au cours de la première moitié de ce siècle, où se croisent paysans, artisans, saltimbanques, femmes, militaires, intellos, manuels et intellectuels, techniciens, politiques et ecclésiastiques, et inventeurs, fous, infirmes et débiles. Pour August Sander, il s’agit de brosser un « portrait physionomiste de l’époque, voir les choses telles qu’elles sont et non telles qu’elles devraient ou pourraient être ». Une idée fixe qui ne plaira pas aux nationaux-socialistes, saisissant et détruisant l’ouvrage Visage d’une époque en 1936. Forcément, parce qu’il met sur le même plan tous les individus.

Dans le travail de Sander, il n’y a pas de race inférieure ou supérieure, ni de sujet élu. L’idée étant de décrire une société dans l’inégalité, partant des paysans pour s’achever avec les chômeurs. C’est le second volet de cette exposition, avant son point phare, « Persécutés persécuteurs », donnant son titre à l’exposition, confrontation froide et implacable. Avec une quarantaine de tirages, placés les uns en face des autres. Effet saisissant. D’un côté, des nationaux-socialistes, SS, membres des jeunesses hitlériennes, saisis en studio ou en extérieur. Trognes d’assassins besogneux ordinaires, fiers, gueules de l’emploi, tantôt des visages d’acier et glacials. Des hauts gradés à l’âge mûr aux plus jeunes, à peine sortis de l’adolescence et embrigadés. On n’est pas là dans le catalogue de Leni Riefenstahl et ses images de corps glorieux, des exaltations aryennes et du mythe du surhomme.

De l’autre côté, des communistes, des Juifs, des Tsiganes, des prisonniers politiques, des homosexuels, des visages dignes, certains flirtant avec la résignation, d’autres pas. Mais, à chaque fois, la marque de fabrique du photographe : la retenue, la gravité, un éclairage d’un seul côté qui détache les ombres et permet d’insister sur le relief des visages. Devant l’objectif, Sander laisse au modèle le temps de s’installer dans sa personnalité. Ces clichés seront cachés pendant la Seconde Guerre, sauvegardés par le photographe. Reste que beaucoup seront détruits. Et nombre de modèles, venus refaire en studio des papiers d’identité (avec la lettre J pour Juden sur le veston), seront déportés dans les chambres à gaz.

L’ultime volet de cette exposition est celui qu’August Sander intègre à son projet des Hommes du XXe siècle (qui ne paraîtra qu’après sa mort) à la fin de la Seconde Guerre mondiale : un portfolio nourri des images d’Erich Sander, son fils aîné (parmi quatre enfants). Avec lui, August entretient une relation privilégiée. Conversant autour de la photo. Mais, dès 1934, militant communiste (tandis que le père se déclare plus modéré), Erich écope de dix ans de prison pour ses idées politiques et ses portraits de juifs installés à Cologne, réalisés pour des pièces d’identité tandis que ceux-ci cherchent à fuir l’Allemagne nazie.

Dans la prison de Siegburg, le fiston parvient à exécuter plusieurs clichés sur les conditions carcérales, des portraits de prisonniers politiques, allemands ou étrangers, avec la même rigueur technique que le pater, la même volonté de coller à la réalité. Faute de soins, à la fin de sa peine, et toujours en prison, Erich succombe d’une appendicite mal traitée, en 1944.

August Sander poursuivra son travail, en sismographe de la société allemande. Il ne sait pas encore, à l’instar de Balzac pour la Comédie humaine, qu’il fera partie de cette caste d’artistes rattrapés, absorbés par le gigantisme d’une œuvre.

Persécutés/persécuteurs, des hommes du XX siècle, August Sander, Mémorial de la Shoah, 17, rue Geoffroy-l’Asnier, Paris IVe. Entrée libre, jusqu’au 15 novembre.

Culture
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