Courrier de lecteur : Nos aînés dépendants méritent mieux

Éric Debray, aidant d’une proche âgée, témoigne des problèmes rencontrés au quotidien dans les Ehpad et services gériatriques.

Éric Debray  • 24 avril 2018
Partager :
Courrier de lecteur : Nos aînés dépendants méritent mieux
© photo : ALBANE NOOR / BSIP

Après le mouvement de grève dans les Ehpad les 30 janvier et 15 mars dernier, je tenais à apporter mon témoignage d’aidant d’une mère âgée aujourd’hui de 91 ans. Au-delà de la problématique des Ehpad, qui sont bien souvent la solution ultime pour les personnes âgées dépendantes et dont aucune loi ne régit jusqu’à présent le taux d’encadrement (les rares services normés sont ceux de réanimation dans les hôpitaux), c’est plus globalement la gériatrie en général qui est selon moi en question et la manière dont la société considère actuellement ses aînés.

Depuis environ quatre ans, j’ai fréquenté en tant qu’aidant plusieurs hôpitaux, en particulier les services de gériatrie aiguë et les soins de suite et de réadaptation (SSR), mais aussi des maisons de convalescence et bien entendu des Ehpad, appartenant à des fonds de pension ou à but moins lucratif. Un fil rouge est commun à tous ces services, c’est la place dans ce contre-la-montre au quotidien pour les discussions ou les suivis personnalisés, bien souvent réduits à la portion congrue. Il faut savoir que dans les hôpitaux, les personnes du « quatrième âge » ne sont pas « rentables » et que chaque service cherche à se débarrasser au plus vite de patients bien encombrants. J’en ai été témoin par exemple entre un service de gériatrie aiguë et un SSR et plus encore entre un SSR et un Ehpad.

Depuis l’instauration de la fameuse T2a (tarification à l’activité), mise en place à partir de 2004 dans le cadre du plan Hôpital 2007, le financement des établissements de santé repose désormais sur la mesure et l’évaluation de l’activité effective des établissements, qui détermine ensuite les ressources allouées. Ce paiement à l’acte exclut par définition tout ce qui ne peut être mesuré, c’est-à-dire, pour être concret, le temps passé à l’habillage, au déshabillage, aux toilettes, aux repas, etc., bref tout ce qui touche à l’humain. Malgré le dévouement d’une majorité du personnel soignant, tout est fait pour gagner du temps afin d’atteindre les objectifs en termes de toilette, c’est-à-dire pas plus de douze minutes par patient ou résident, se réduisant bien souvent au triptyque « visage, mains, cul » pour reprendre le jargon du personnel lui-même. Pour les repas, la même logique prévaut et bien souvent l’entrée, le plat chaud et le fromage sont regroupés dans une assiette pour former une bouillie indigne. À titre de comparaison, lorsque je faisais manger ma mère à son domicile, je passais au moins 40 minutes si je voulais respecter son rythme. C’est ce temps- là qui devrait être à mes yeux la référence en la matière. À cet égard, j’ai toujours trouvé aberrant qu’il n’existe pas pour les aidants des personnes âgées dépendantes la possibilité de prendre un certain nombre de jours de congés rémunérés à l’image de ce qui existe pour les garde d’enfants malades.

En établissement, plusieurs évènements ont été dans ce sens d’un gain de temps pour le personnel au détriment de la santé de ma mère. Une sonde urinaire lui a ainsi été posée à l’occasion d’un épisode unique de rétention d’urines au lendemain d’une hospitalisation et malgré les demandes de la famille pour lui retirer lors de son passage dans un service de gériatrie aiguë, le corps médical a expliqué qu’il fallait laisser la sonde pour diminuer le risque infectieux, ce qui allait à l’encontre de toute logique puisque c’est l’inverse qui est la réalité : la présence d’une sonde augmente le risque infectieux mais en effet libère du temps en évitant au patient et par conséquent au personnel plusieurs passages par jour aux toilettes.

Quelques semaines plus tard, cette fois-ci au sein d’un SSR, à force de rester constamment assise ou allongée avec pour seul déplacement possible un verticalisateur qui permet au personnel de lever et d’emmener une personne en très peu de temps aux toilettes, ma mère avait de grands risques de devenir grabataire. Afin d’éviter autant que possible cette issue, j’ai dû prendre moi-même plusieurs semaines de congés ou d’arrêt afin qu’avec l’aide d’autres proches, on puisse régulièrement à la fois l’emmener aux toilettes et l’aider à remarcher ce que l’équipe médicale, après avis des kinésithérapeutes, a toujours refusé de faire pour éviter soi-disant les chutes, une raison bien pratique pour éviter de faire quelque chose. Au final, grâce au travail effectué par l’intermédiaire de la famille, ma mère n’est pas devenue grabataire et a pu remarcher par la suite avec une aide. Pour ce crime de lèse-majesté, c’est-à-dire le fait d’avoir posé trop de questions sur la santé de ma mère, j’ai essuyé un refus définitif de tout rendez-vous ultérieur et depuis plus de six mois j’attends toujours le compte rendu médical de ma mère qui n’a jamais été envoyé à son domicile.

Dans un autre registre, tout est fait, aussi bien dans les hôpitaux, en particulier en SSR ou en gériatrie, qu’en Ehpad pour classer le plus vite possible les personnes d’un certain âge comme incontinente avec une règle tacite imposée, celle des trois « protections » par jour et par résident. Y compris lorsque la famille est présente à la fois pour signaler l’envie ou le besoin de la personne âgée dépendante d’aller aux toilettes et pour le cas échéant aider le personnel. On s’entend le plus souvent répondre : « Ce n’est pas l’heure et puis elle a sa protection pour cela. »

Quand la famille est très présente, la collaboration entre celle-ci et le personnel s’avère le plus souvent très difficile, les salariés réitérant la même rengaine : « Nous connaissons notre métier. » Tant et si bien que dans mon cas précis, je suis arrivé à cette situation paradoxale en Ehpad où, alors que je me proposais de faire dîner ma mère régulièrement le soir à une période où elle était particulièrement affaiblie, je me suis quasiment vu interdit de présence toujours pour soi-disant laisser le personnel faire son travail. En réalité, éviter le plus possible que je sois témoin de la manière dont les repas sont trop souvent bâclés, faute de temps suffisant accordé aux aides-soignantes pour faire un travail qui ait du sens.

Plus récemment, alors que ma mère peinait à manger de la nourriture moulinée qui lui avait été prescrite préalablement à l’hôpital pour éviter d’éventuelles fausses routes, je lui ai permis de retrouver un minimum d’appétence en lui proposant avec parcimonie de la nourriture normale lorsque je déjeunais avec elle au restaurant de l’Ehpad, avec l’accord du personnel. Au bout de deux mois, la direction de l’Ehpad a décidé unilatéralement de m’interdire de donner autre chose que de la nourriture moulinée à ma mère, toujours sous le prétexte de fausse route, sans tenir compte le moins du monde du fait que durant deux mois non seulement ma mère avait retrouvé du plaisir à manger et que tout se passait parfaitement bien pour la déglutition, du fait notamment que je passais plus d’une heure à la faire manger, soit plus de trois fois le temps accordé aux aides-soignantes pour faire la même chose.

L’hypocrisie a atteint son comble lorsque la direction de l’Ehpad m’a seulement autorisé à apporter la nourriture que je voulais à la seule condition que je sois le seul à la faire déjeuner ou dîner et uniquement dans sa chambre, en ajoutant que si une fausse route arrivait ce serait à moi d’appeler les secours. Le non-dit dans cette décision unilatérale c’est encore une fois que les familles « trop présentes » ou qui souhaitent préserver au mieux la santé de leurs parents dépendants, « gênent » et que tout est fait pour les déposséder du moindre contrôle non seulement sur la partie médicale mais aussi sur le quotidien, sauf à se substituer au personnel en prenant des jours de congés ou d’arrêt, comme cela m’est arrivé à l’hôpital. Toujours est-il qu’actuellement ma mère, faute de pouvoir retrouver une appétence correcte, ne pèse plus que 40 kilos, soit 10 de moins qu’après son arrivée il y a six mois et une perte de 4 kilos en moins d’un mois.

Ce qui manque le plus, en Ehpad ou dans les hôpitaux où séjournent des personnes âgées dépendantes, c’est bien souvent une culture de la bienveillance qui devrait se penser en premier lieu au niveau des cadres dirigeants avant de pouvoir irriguer les employés. Concernant les soins et le bien-être des résidents, l’essentiel se joue à partir de l’encadrement purement médical, en particulier des cadres de santé qui dirigent la majeure partie du personnel, en l’occurrence les aides-soignantes et les infirmières. Dit autrement, lorsque la cadre de santé est bienveillante, les soignants ont toutes les chances de l’être. Lorsque ce n’est pas le cas, ils ont très peu de chance de l’être. La direction effective des Ehpad ou des hôpitaux se contente principalement de l’administratif sans vraiment prendre parti concernant le médical et cette césure est souvent un handicap pour les familles. Des familles dont l’expertise, la bonne foi ou l’aide ne sont pas assez souvent pris en compte et dont la présence lorsqu’elle est importante est parfois considérée malheureusement comme de l’intrusion. C’est donc aussi un véritable statut des aidants qui devrait être mis en place dans le cadre d’une refondation et d’une amélioration de la gériatrie en France.

Au-delà du rejet des familles qui « dérangent » et alors que le taux moyen d’encadrement est actuellement de 6 pour 10, c’est-à-dire un ratio d’un salarié (tous postes confondus : soignants, personnels d’entretien, administratifs, direction, etc..) pour un résident, il n’est pas inutile de rappeler que ce même ratio ne tient pas compte du fait que les soignants, les principaux interlocuteurs des résidents, ne sont pas tous présents en même temps bien évidemment, compte tenu des équipes de jour et de nuit mais aussi des congés pris par les employés. Au final, le taux d’encadrement à proprement parlé paramédical est beaucoup plus faible, souvent inférieur à 1 pour 10.

Lorsque, pour calmer le jeu, la ministre de la Santé, Agnès Buzyn, a proposé un déblocage de 50 millions d’euros en urgence, ce qui correspond à environ 6 700 euros par Ehpad, cela représente une goutte d’eau par rapport aux besoins. Ce qui manque c’est un vrai projet de société et des solutions pérennes. D’une manière générale, depuis le plan solidarité grand âge proposé par le gouvernement Villepin en 2012, qui visait à proposer un taux d’encadrement de 1 pour 1, mais qui est mort-né depuis, aucun gouvernement n’a proposé quoi que ce soit pour assurer la sécurité et la dignité des personnes âgées dépendantes. Et ce ne sont pas les fonds de pension à la tête des Ehpad les plus rentables qui ont spécialement envie que les choses changent. Contrairement aux établissements associatifs ou publics, le privé, qui gère 25 % des 7 752 Ehpad, fixe librement ses tarifs. En 2017, la rentabilité des deux premiers opérateurs privés français a ainsi augmenté de 7 et 10 %. Toujours est-il que peu de personnes en France ont les moyens, comme Jacques Chirac actuellement, de payer six aides à domicile par mois, le nombre de personnes nécessaires pour que l’ancien Président soit pris en charge 24 heures sur 24.

Courrier des lecteurs
Temps de lecture : 10 minutes
Soutenez Politis, faites un don.

Chaque jour, Politis donne une voix à celles et ceux qui ne l’ont pas, pour favoriser des prises de conscience politiques et le débat d’idées, par ses enquêtes, reportages et analyses. Parce que chez Politis, on pense que l’émancipation de chacun·e et la vitalité de notre démocratie dépendent (aussi) d’une information libre et indépendante.

Faire Un Don