Musset en prison

Dans Tous mes rêves partent de gare d’Austerlitz, Mohamed Kacimi et Marjorie Nakache plongent dans le quotidien de femmes incarcérées.

Anaïs Heluin  • 11 avril 2018 abonné·es
Musset en prison
© photo : Benoîte Fenon

Pour décor, Mohamed Kacimi imaginait « une grande pièce blanche aux murs nus » avec, « au lointain, une large baie vitrée sans barreaux », donnant sur une forêt. Marjorie Nakache, de la compagnie Studio-Théâtre de Stains, opte pour un univers plus fermé. Délimité par un trait lumineux, avec deux étagères basses remplies de livres, le plateau est une esquisse de bibliothèque. Un lieu de culture recroquevillé. Presque clandestin. Dans Tous mes rêves partent de gare d’Austerlitz, l’univers carcéral est abordé comme une expérience culturelle et sociale complexe. En lien, aussi ténu soit-il, avec le monde extérieur et celui du théâtre.

Zélie (Jamila Aznague), Rosa (Gabrielle Cohen), Lily (Olga Grumberg), Barbara (Marjorie Nakache) et Marylou (Irène Voyatzis) sacrifient leur temps de promenade pour se retrouver à la bibliothèque de leur lieu de détention. Pour y emprunter des romans, mais surtout échapper un moment à la solitude. Raconter leur vie d’avant et rêver à celle d’après. La bibliothèque est un espace de résistance à l’effacement, de sociabilité et de réappropriation de la féminité. Les langues s’y délient, unies par un désir d’enchanter un tant soit peu l’univers carcéral. Ce qui, un soir de réveillon perturbé par l’irruption de Frida (Marina Pastor), arrêtée pour avoir tenté d’enlever sa fille, mène le petit groupe à se plonger dans On ne badine pas avec l’amour, d’Alfred de Musset.

La pièce est nourrie par une expérience réelle de l’auteur. Celle d’ateliers organisés depuis plusieurs années à la maison d’arrêt des femmes de Fleury-Mérogis, qui ont suscité chez lui le désir d’« écrire le réel ». Avec toutefois une part de fiction plus importante que dans les deux créations précédentes, interprétées par des non-professionnels.

Tous mes rêves partent de gare d’Austerlitz ne documente pas la prison. Il ne met pas en scène ses corps ni ses paroles exactes, comme l’a fait par exemple Didier Ruiz dans Une longue peine, interprété par des ex-détenus. Empreint d’un léger surréalisme et d’absurde, il pose davantage de questions qu’il ne fournit de certitudes.

Nakache et Kacimi adoptent le point de vue inverse de celui de François Cervantes dans Prison possession (2017), un seul-en-scène qui interroge la fascination et le malaise de l’écrivain intervenant en prison. Dès les premiers dialogues entre Barbara, détenue en charge de la bibliothèque, et les femmes qui lui rendent visite, leur rapport au jeu est évident. Chacune dans un registre – on passe du comique au tragique –, les protagonistes se livrent à des confessions très théâtralisées. Pour finir par s’approprier la pièce de Musset.

Subtilement, Tous mes rêves partent de gare d’Austerlitz suggère ainsi l’existence d’un lien profond entre les deux univers a priori étrangers qui y sont réunis. Et, plus largement, entre la société et ses marges. Le droit de dire, d’être ensemble et d’inventer des alternatives, suggèrent les six excellentes comédiennes du spectacle, appartient à chacun.

Tous mes rêves partent de gare d’Austerlitz, jusqu’au 13 avril au Studio Théâtre de Stains (93), 01 48 23 06 61. Également du 6 au 25 novembre au Théâtre 13, à Paris.

Théâtre
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