Au Québec, l’art se creuse la mémoire

Le festival TransAmériques a témoigné cette année – du 23 mai au 7 juin – des paradoxes du pays en matière de rapport à l’histoire. Et de ses inquiétudes pour l’avenir.

Anaïs Heluin  • 13 juin 2018 abonné·es
Au Québec, l’art se creuse la mémoire
© photo : Phantom Stills and Vibrations, de Lara Kramer, une troublante expérience de proximité.Stefan Petersen

F aites de nous ce qu’il vous plaira mais vous devrez nous entendre. » En grosses lettres blanches sur fond orange, étalée sur deux des premières pages du programme et imprimée sur les sacs du Festival TransAmériques (FTA) – festival international de théâtre et de danse le plus réputé du Québec –, la phrase accroche le regard. Inscrite aussi sur quelques murs du Quartier général de l’événement, à quelques pas de la place des Arts, en plein centre de Montréal, elle est extraite d’un texte de 1948 : Refus global, manifeste écrit par le chef de file du mouvement automatiste – un cousin du surréalisme –, Paul-Émile Borduas, et cosigné par quinze autres artistes.

Tandis que bon nombre de théâtres français interrogent à travers spectacles et rencontres l’héritage laissé par Mai 68, on s’attend ici à une démarche similaire. Le questionnement se révèle beaucoup plus discret. Plus difficilement lisible.

Parmi les 25 spectacles de la 12e édition du FTA, qui a pris en 2007 le relais du Festival de théâtre des Amériques fondé par Marie-Hélène Falcon, aucun n’aborde en effet le manifeste, qui dénonce non seulement le conservatisme des arts de l’époque, mais aussi celui du Québec dans son ensemble. Pays dont le peuple était, selon l’auteur, « serré de près aux soutanes restées les seules dépositaires de la foi, du savoir, de la vérité et de la richesse nationale ».

Directeur du festival depuis 2015, Martin Faucher admet que ce geste de contestation passé est « relativement mal connu. Et sans équivalent aujourd’hui ». À la suite d’une rencontre avec Philippe Quesne, directeur du théâtre Nanterre-Amandiers, dont il a programmé une création, il réalise que « le théâtre québécois n’a jamais été un lieu de subversion ni de parole politique ».

La plupart des spectacles québécois de cette édition en témoignent. De même que d’un malaise identitaire, lié sans doute à la difficulté d’assumer l’histoire d’un pays passé de colonisé à colonisateur. Dans Quatuor Tristesse de Daniel Léveillé, quatre danseurs expriment le sentiment éponyme dans le plus simple appareil, à travers une succession de phrases ponctuées de temps d’arrêt. Le chorégraphe voulait ainsi « traiter d’un sentiment quotidien : accepter que, dans une journée, il y ait des heures creuses, un moment avec quelque chose comme un poids, une lourdeur, une étape de tristesse ».

Récital d’Anne Thériault et Solo 70 de Paul-André Fortier, figure majeure de la danse québécoise qui signe là son dernier spectacle, ne sont guère plus joyeux. Présenté dans la chapelle de l’église unie Saint-James, sise sur la très grande et commerciale rue Sainte-Catherine, le premier met en scène trois corps féminins comme vidés de leur énergie par les objets vintage qui les entourent. Quant à Paul-André Fortier, il s’invente lui-même une négociation chorégraphiée avec son corps âgé – il a 70 ans – et avec les nouvelles générations.

Jouées sur plateaux nus ou aux décors réduits à quelques vestiges, ces créations chorégraphiques affichent sans s’en cacher le motif commun de l’empêchement. Et une esthétique assez uniforme où le geste, lui aussi minimaliste, est davantage nourri par l’idée que par l’émotion. Un phénomène récent que Martin Faucher attribue à « un désir de redéfinition de l’art ». « Depuis vingt-cinq ans, d’importantes coupes budgétaires et le démantèlement du réseau des subventions affectent la création. Les artistes adoptent alors des formes légères et interrogent la notion de “spectacle” ». Choses qui, dans les spectacles cités, ne débouchent pas sur grand-chose d’autre que sur un constat d’immobilisme. L’audace de Refus global est loin.

Cette audace, on la trouve heureusement ailleurs. Notamment dans le livre FTA : Nos jours de fête (Éd. Somme toute), paru au moment du festival, qui s’ouvre par un texte de Floyd Favel, auteur et metteur en scène issu d’un peuple autochtone d’Amérique du Nord. Il affirme avec force que l’architecture des lieux d’art « doit être construite et façonnée sur les vraies fondations de cette terre » et que « le théâtre a la possibilité d’être transformé : dans ses structures narratives ; dans les processus internes du jeu, éclairés par les processus autochtones ».

Plus loin, le fondateur d’Ondinnok, la première compagnie autochtone du Québec, va jusqu’à déplorer le fait que le festival ait « succombé à la tendance de l’époque qui [est] d’ignorer la présence des artistes autochtones, leur résistance, leur combat ». Le FTA ne craint pas la critique.

La création autochtone a pourtant été représentée avec le spectacle Windigo et l’installation-performance Phantom Stills and Vibrations, tous deux de la jeune Lara Kramer. Si, en configuration frontale classique, le premier ne laisse que difficilement appréhender la situation autochtone évoquée par la metteure en scène, la seconde offre une troublante expérience de proximité avec deux artistes en plein rituel dérivé de pratiques ancestrales. Dans la salle d’exposition de Montréal arts interculturels (MAI), lieu dédié à la diversité artistique montréalaise, Phantom Stills and Vibrations questionne le théâtre et la tragédie passée. Et témoigne d’un travail corporel à forte dimension mystique, absent des créations québécoises.

Dans le cadre des Rencontres de créateurs autochtones, organisées simultanément, une « conversation performative » a donné un autre aperçu de la richesse de la création autochtone, très interdisciplinaire. La programmation étrangère du festival a aussi largement contribué à sa diversité esthétique. Avec des œuvres puissantes comme Pourama Pourama de l’Iranien Gurshad Shaheman et And so you see de la Sud-Africaine Robyn Orlin, le FTA a donné à voir des gestes singuliers de résistance. D’espoir.

Théâtre
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