Franck Courtès : Quand j’étais photographe…

Dans un récit sonnant comme une confession, Franck Courtès raconte son métier de reporter pour la presse, avant d’en être blessé et de tout lâcher.

Jean-Claude Renard  • 13 juin 2018 abonné·es
Franck Courtès : Quand j’étais photographe…
© photo : Laetitia Rocca

Un hameau perché sur les collines de la Marne, dans les entrailles de la Brie champenoise, cette terre d’élevage et de bois, au relief contrarié, d’un vallon l’autre, refusant la morne plaine. En contrebas du hameau déserté coule une rivière. On y pêche des truites, tombe aisément sur un raton laveur en transe devant les chasseurs.

Dans une ancienne ferme du XVIIIe siècle, modeste, ne payant guère de mine, une vaste cuisine s’ouvre sur un salon. Seule la chaleur d’un poêle permet de gagner quelques degrés aux trois chambres à l’étage. Au-dessus encore, une mezzanine est encombrée de cartons. Des dizaines de cartons. À l’intérieur, parfaitement classés par dates, des milliers de négatifs et de planches-contacts, qui résistent à l’humidité des ciels bas et lourds. Franck Courtès a entassé là vingt-six ans de photographie. Voilà un lustre, il a retiré l’échelle de cette mezzanine. Il n’y monte plus.

Trait tiré sur quatre ou cinq mille portraits, sur des prises de vues à travers le monde, des cosmogonies d’ailleurs, des reportages sur le trafic de drogue place Stalingrad, à Paris, les gîtes ruraux, les pères qui se découvrent homosexuels sur le tard, les mineurs de Forbach, un détenu condamné à mourir du sida dans une geôle tunisienne. Reviennent en mémoire de pleins paquets de visages, des pots en masse de trognes sonnant comme des fantômes. « J’étais photographe, écrit aujourd’hui Franck Courtès dans un livre confession, La Dernière Photo. J’ai été extrêmement photographe, passionnément photographe, hanté par la photographie. »

Dans la brinquebale des Leica, Pentax, Rolleiflex et autre Hasselblad, maintenant confinés, encartonnés sur une mezzanine oubliée, se bousculent Jacques Demy, Patrick Modiano, Jacques Monory, Agnès Varda, Jean Echenoz, Pierre Bérégovoy, Richard Widmark, Roy Thinnes (incarnant le fameux David Vincent, dans le feuilleton Les Envahisseurs), les Daft Punk, Patti Smith, Nanni Moretti, stars du grand écran et du rock alternatif, sportifs…

Photographe de presse, attaché au graphisme de ses cadrages, croqueur de surfaces, Franck Courtès a exercé pour différents titres. Libération principalement, Les Inrockuptibles, Télérama, L’Équipe, Lire et Le Monde, des journaux aussi éloignés que La Truffe, Air France Magazine, Yaourt, et encore Technikart. Il a tout lâché, tout arrêté. Quasi du jour au lendemain en 2012, dans un esprit qui ne lui permet pas même aujourd’hui de se rappeler quelle a été sa dernière photo – sinon celle d’un footeux à la retraite, en Italie. Mais quid de son visage ? C’est cet itinéraire que raconte ce remarquable récit porté par une écriture à la fois sensible et au scalpel froid, qui se veut aussi une réflexion sur le métier de photographe de presse, sans tomber dans les travers du c’était mieux avant.

Franck Courtès, né en 1964, fils d’un directeur de la caisse d’allocations familiales (dont il est fier, parce que « des directeurs à gauche comme il l’était, y en avait pas des bottes ») et d’une mère au foyer, possède un CAP de photo, après avoir entamé des études de droit, pas plus. En troisième année, « gai et mélancolique, facétieux et émotif, immature par-dessus tout », il écope d’un portrait libre. Il pêche son modèle dans l’annuaire. « Robert Doisneau, photographe. » Il est reçu, tétanisé, boucle une pellicule. Échange de bons procédés : l’arpète en photo file son appareil à Robert Doisneau pour être photographié en retour. Il n’en dira mot, mais toutes les images du plus grand photographe sont floues !

Rapidement, les commandes vont s’enchaîner. Indépendant, payé tantôt à la pige, tantôt en droits d’auteur, avec ses archives déposées à l’agence Vu, exposé à Arles, Franck Courtès court le monde et l’Hexagone, partout introduit, dans les appartements et les jardins privés, les recoins et les bureaux.

Sans fausse modestie, le photographe en convient : rien ne distinguait ses images de celles de ses compères à l’objectif. « Il existe des gens remarquables, comme Patrick Swirc, Alain Duplantier ou Pascal Dolémieux. On avait tous le même esprit : une légèreté, une fausse candeur, un goût pour le graphisme. » Une légèreté qu’il apprécie particulièrement à Libé, où il rencontre Laurent Abadjian, iconographe, et Roland Allard, parties prenantes d’un état d’esprit. « On ne nous demandait pas d’être des artistes. On était là pour participer à une mise en page, il y avait une fantaisie, un décalage, une poésie qui restait valorisée. »

Il n’empêche, peu à peu tombent les interrogations sur le métier. « Jamais on ne m’envoyait photographier sans que derrière mon dos se tissent des échanges financiers, une promotion plus qu’une information gratuite. » De fait, il travaille pour des titres où la photo était davantage « un outil de propagande commerciale que le résultat du regard d’un auteur ». Autour d’un café, Franck Courtès poursuit sa réflexion, sans amertume. Juste lucide sur un passé proche : « Si ça continue comme ça, me disais-je, le journalisme et la photo seront les rouages de la promo pure et dure, pour servir la soupe. » « Quand on m’appelait, on me faisait croire que c’était pour une photo de reportage. En réalité, c’était la photo d’un mec branché qui posait avec son livre. Derrière, j’avais l’attachée de presse qui cochait les cases. Ça, c’est fait, au suivant ! Dans ces cas-là, on se sent sali. »

Au fil des années, à la lassitude et au dégoût croissant s’ajoutent les temps de pose de plus en plus courts, bridant la possibilité d’exprimer une vision personnelle, les comportements méprisants de certains modèles, les postures à supporter pour des « images frelatées », et l’accumulation des commandes non payées. Des Inrocks à Technikart. Des mois à se faire balader, des mois d’humiliations. Longtemps, Franck Courtès résiste aux pires assauts des pires gredins, participant à un glissement inexorable dans sa tête. Avant d’observer combien l’industrie du smartphone va permettre d’idolâtrer n’importe qui, avant de devoir négocier avec un nouveau vocabulaire, où le « jpeg » remplace la sensibilité d’une pellicule, et d’assister impuissant à la disparition d’un savoir pêle-mêlant l’adresse et l’ingéniosité.

Au retour d’un énième voyage, épuisé « de ne plus photographier qu’en surface », en 2012, Franck Courtès décide donc de raccrocher. Il se voit maintenant comme un déserteur. « Il y a trois types d’hommes. Les collabos, les résistants et les déserteurs. Qui emmerde-t-on ? Les déserteurs, parce qu’ils sont les plus dangereux. Ils ne remettent pas le système en cause, ne veulent pas fixer d’autres règles. C’est démerdez-vous sans moi ! Si on est 30 millions à dire “pas moi”, tout s’écroule. Y a même plus de guerre ! » Et de s’installer alors dans ce hameau paisible de la Marne, loin des aéroports, des hôtels, des tumultes et des paillettes pour revenir à ce qui pourrait bien être ses premières amours : l’écriture. Parce que, gamin, il noircissait les pages d’un carnet intime, notant le toutim ordinaire de ses journées.

En 2013, il publie un premier recueil de nouvelles, Autorisation de pratiquer la course à pied et autres échappées. À suivre par Toute ressemblance avec le père et Sur une majeure partie de la France. Se déploie une poétique incisive, une constante dans des récits qui furieusement lui ressemblent : un goût pour la contemplation, la musique, les souvenirs en fond de caboche qui reviennent, une dichotomie entre le monde rural et urbain. Il n’a toujours pas retouché à une boîte noire.

« Je ne crois pas qu’il ait changé, relève un de ses proches amis_, c’est son mode d’expression artistique qui a changé. On retrouve la force de ses photos dans ses mots. Je parierais qu’un jour il ressortira sa chambre ou son Rolleiflex au milieu d’un champ ou d’un bois, qu’il passera des heures à attendre la bonne lumière pour imprimer ses paysages. Ou alors ce sera devant une toile posée sur un chevalet au bout de son chemin. »_ En attendant, Franck Courtès s’est déjà remis à l’ouvrage, crayon en main. Tout en guettant le passage d’un raton laveur voisin.

La Dernière Photo, Franck Courtès, Lattès, 302 p., 19 euros.

Culture
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