Avignon, zone de troubles

Après un Thyeste dilué dans le bruit et la fureur, Milo Rau et Didier Ruiz ouvrent de précieux espaces de liberté et de partage, fondés sur un rapport très fort au réel.

Anaïs Heluin  • 10 juillet 2018 abonné·es
Avignon, zone de troubles
photo : Dans « Thyeste », le goûtnde la belle image prend le pas sur le reste.
© Christophe Raynaud de Lage/Hans Lucas

Une énorme tête de métal renversée, la bouche grande ouverte et le regard vide. Et, plus loin, une main de la même taille, faite de la même matière, qui semble vouloir se traîner jusqu’à elle malgré les cordes qui l’enserrent. L’image est sobre et forte. À la hauteur des attentes immenses que suscitent toujours les scénographies installées dans la cour d’honneur du Palais des papes. En ouverture du Festival d’Avignon, le Thyeste de Thomas Jolly se présentait donc sous de bons augures. Réhabilité dans les années 1990 par la traductrice Florence Dupont, que le metteur en scène a invitée au moment des saluts à rejoindre la scène, le théâtre de Sénèque allait, espérait-on, briller de toute sa cruauté.

Une ribambelle d’enfants arrive en courant. C’est le premier visage de la jeunesse affiché par le festival, qui en plus de la notion de genre se penche cette année sur les nouvelles générations. Et ce visage n’est pas des plus rassurants. Sous des masques blancs, cheveux rouges et noirs, les gosses entament une danse macabre. Soudain, le petit carré d’eau situé au milieu du plateau attire les regards. Bouillonnement. Lumière et musique à fond.

Thomas Jolly ne fait pas mentir sa réputation, déjà bien établie au Festival d’Avignon, où il a présenté en 2014 son intégrale d’Henri VI, puis Le Radeau de la Méduse l’année suivante avec les élèves de l’École supérieure d’art dramatique de Strasbourg. Et, en 2016, le feuilleton quotidien du festival, confié cette année à David Bobée. Largement nourri de culture populaire, Jolly envoie du lourd. Du fantastico-gothique plein de monstres effrayants.

Pourquoi et comment représenter l’insoutenable ?

Réveillé par l’agitation des masques, celui qui émerge de la mare centrale n’a rien à envier à ceux de Shakespeare. Mi-homme, mi-batracien d’un vert étincelant, Tantale (Éric Challier) donne le ton de la pièce. Entre les envolées rap d’Émeline Frémont, qui endosse seule le rôle du chœur, et de multiples effets sons et lumières, la vengeance d’Atrée (Thomas Jolly) contre son frère Thyeste (Damien Avice), à qui il réussit à faire avaler ses propres enfants, perd rapidement de son pouvoir d’épouvante. En cause : le goût de la belle image, qui prend le pas sur tout le reste.

Pourquoi et comment représenter l’insoutenable ? Et pourquoi, en tant que spectateur, se l’infliger ? Hélas absente de Thyeste, cette question est au cœur de La Reprise – Histoire(s) du théâtre (I), comme de toutes les créations de Milo Rau, nouveau venu à Avignon et fraîchement nommé directeur du NTGent, Théâtre national de Gand. En guise de mise en bouche, Johan Leysen, grand acteur flamand et compagnon de longue date de Milo Rau, formule avec bonheur sa vision de l’entrée en scène. « Jouer, c’est comme livrer une pizza, c’est la pizza qui est importante », dit-il par exemple avant de laisser place à l’objet central de la pièce : le meurtre, en avril 2012 à Liège, d’Ihsane Jarfi. Un jeune homosexuel qui fêtait alors l’anniversaire d’un ami.

Avant de reconstituer la scène tragique, les comédiens amateurs – le magasinier Fabian Leenders et la gardienne Suzy Cocco – et les acteurs professionnels – Johan Leysen, Sara De Bosschere, Sébastien Foucault et Tom Adjibi – jouent le vrai-faux casting réalisé par Milo Rau pour le projet. Chacun, avec son langage, dit son désir de théâtre. Et sa vision de la radicalité artistique, qu’elle soit ou non conforme au « Nouveau Manifeste de Gand » écrit par Milo Rau à l’occasion de sa nomination, dont le premier point affirme : « Il ne s’agit plus seulement de dépeindre le monde. Il s’agit de le changer. Le but n’est pas de représenter le réel, mais de rendre la représentation elle-même réelle. »

L’urgence de dire

Cette première partie de la série Histoire(s) du théâtre (en référence aux Histoire(s) du cinéma de Jean-Luc Godard) questionne la haine de l’Autre par le regard et la parole de la communauté hétérogène réunie sur le plateau. Par ses utopies, mais aussi par ses manques, ses défaites.

Comme La Reprise, Trans (més enllà) de Didier Ruiz est un lieu de trouble et d’interrogation du geste théâtral. Créé selon le processus de la « parole accompagnée » mis au point par le directeur de la Compagnie des Hommes, ce spectacle inaugure le focus consacré à la notion de genre. Il donne à entendre et à voir Clara, Sandra, Leyre, Raúl, Ian, Dany et Neus. Des personnes transgenres rencontrées par Didier Ruiz à Barcelone, dont il a recueilli les paroles afin d’en faire la matière de sa pièce.

Mise à l’épreuve depuis Dale Recuerdos (Je pense à vous) (créé en 1999, ce spectacle qui met en scène des personnes âgées est régulièrement repris avec de nouveaux comédiens non professionnels), la technique de Didier Ruiz est bien aiguisée. Sa sensibilité aussi, et sa capacité à éviter le pathos.

Malgré de brefs intermèdes vidéos sans intérêt, et les sous-titres qui ont tendance à figer les monologues pleins de heurts et de silences, Trans (més enllà) est traversé par l’urgence de dire. Chose rare et d’autant plus précieuse qu’elle est portée par une grande diversité de corps et de langages. Avec ses quatre femmes et ses trois hommes âgés de 22 à 60 ans, issus de milieux très divers, cette pièce répond en tout point à l’exigeant Manifeste de Milo Rau, fondé sur le partage du sensible et de l’art. Idéal qui fut à l’origine du Festival d’Avignon.

Thyeste, Cour d’honneur du palais des Papes, jusqu’au 15 juillet, 21 h 30.

La Reprise, Gymnase du lycée Aubanel, jusqu’au 14 juillet, 18 h.

Trans, Gymnase du lycée Mistral, jusqu’au 16 juillet, 22 h.

Théâtre
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