L’hommage du gouvernement à Claude Lanzmann

L’exécutif a organisé, vendredi 12 juillet, une cérémonie en l’honneur du réalisateur de Shoah aux Invalides. Avec un discours d’Édouard Philippe ignorant la dimension polémique du personnage.

Olivier Doubre  • 17 juillet 2018
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L’hommage du gouvernement à Claude Lanzmann
© photo : JACQUES DEMARTHON / AFP

Vendredi 12 juillet, le gouvernement a organisé une cérémonie d’hommage à Lanzmann aux Invalides, avant son inhumation au cimetière du Montparnasse, à quelques mètres de la tombe de Simone de Beauvoir. Emmanuel Macron n’en était pas. C’est par contre Édouard Philippe, qui a cette fois prononcé un discours assez poignant, même s’il a bien sûr ignoré la dimension polémique du personnage, en particulier son sionisme intransigeant. Claude Lanzmann, a dit le Premier ministre, « vous avez fait exister ceux qui ne sont plus »

L’homme était, la plupart du temps, insupportable. « Mégalomane », l’avait même qualifié, non sans justesse, Marcel Ophüls, l’un des cinéastes qui, avant Claude Lanzmann, avait consacré à la déportation des Juifs de France, et la complicité active des autorités du régime de Vichy, son film Le Chagrin et la Pitié (1974), interdit de diffusion sous Giscard et immédiatement donné à la télévision au lendemain de la victoire de François Mitterrand.

Directeur des Temps modernes depuis la disparition de Simone de Beauvoir en 1986, écrivain et surtout cinéaste à partir des années 1970, Claude Lanzmann s’est éteint à 92 ans, le 5 juillet 2018. Il peut paraître abrupt de qualifier d’« insupportable » un homme qui vient de mourir, qui plus est dont l’œuvre a tant marqué la seconde partie du XXe siècle. C’est pourtant ainsi que le considérait beaucoup de gens, même parmi ses amis. L’homme Lanzmann était avide d’honneurs et cachait souvent une vraie vanité par une modestie un peu trop proclamée. Pourtant, force est de reconnaître que son œuvre marqua à jamais l’histoire du siècle passé, si violente, si sanglante.

Intellectuel engagé

Juif, originaire du Massif central, Claude Lanzmann s’engagea dans la Résistance à 17 ans, organisant un important réseau de lycéens des Jeunesses communistes depuis sa classe d’hypokhâgne à Clermont-Ferrand. Il rejoint ensuite un maquis et participe aux combats de la Libération de l’ex-zone libre, occupée par les Allemands depuis novembre 1942. Cet engagement de jeunesse le marquera certainement pour toute sa vie, même s’il s’éloigna ensuite du parti communiste, tout en restant à gauche. Reprenant sa khâgne après 1945 au lycée Louis-le-Grand à Paris, son condisciple et meilleur ami est alors Jean Cau, qui devient rapidement le secrétaire particulier de Jean-Paul Sartre.

Lanzmann intègre alors le cercle des intimes du philosophe, considéré dès lors comme le plus éminent intellectuel de l’après-guerre, et notamment l’équipe de la revue que celui-ci vient de fonder avec Simone de Beauvoir, Les Temps modernes, nom en hommage au film de Chaplin. Il vit bientôt une passion amoureuse avec « le Castor », durant près de huit ans, et avec qui il sera lié intimement toute sa vie, en dépit de leur différence d’âge de près de vingt ans. Journaliste à ses heures, Lanzmann est surtout un intellectuel engagé, aux côtés de Sartre et Beauvoir, particulièrement actif dans le combat anticolonial durant la guerre d’Algérie. C’est d’ailleurs lui qui organise la rencontre entre Sartre et Fanon, à Rome, puisque ce dernier est un responsable du FLN algérien ne pouvant se rendre en France. Une rencontre qui est à l’origine de l’historique préface de Sartre au maître-livre de Frantz Fanon, Les Damnés de la terre

À la fin des années 1960, Claude Lanzmann se tourne vers le cinéma après avoir réalisé quelques documentaires pour la télévision. L’homme de plume a pris goût pour l’image et signe un premier long métrage, Pourquoi Israël (1973), narrant les causes de la création de l’État hébreu après le génocide perpétré par les nazis, dans un pur style de propagande sioniste. Son sionisme quasi intégral ne se démentira jamais, marqué à jamais par l’histoire de la Seconde guerre mondiale. Malgré tout, c’est bien cet engagement discutable qui est l’origine de ses recherches sur la destruction des Juifs d’Europe, pour reprendre le titre de l’ouvrage majeur de l’historien Raul Hilberg, paru en 1961 et alors l’un des très rares ouvrages majeurs et complets sur l’événement. À l’époque, les rescapés des camps d’extermination ne parlent pas, ou peu s’en faut, et lorsqu’on évoque la déportation, ce sont les déportés politiques et résistants qui occupent toute la scène…

Militant anticolonialiste et sioniste obtus

C’est là, sans aucun doute, toute l’œuvre de Lanzmann que de se plonger dans l’histoire du judéicide européen, à laquelle il connaît alors bien peu, racontera-t-il, au début des années 1970, dans une recherche qui va l’occuper durant une quinzaine d’années. Commence alors la réalisation de son film majeur, long de 9h30, financé au départ par le ministère des Affaires étrangères israélien, qui va constituer l’œuvre centrale documentant le génocide. Car c’est bien Shoah qui va faire connaître au monde entier les noms funestes de Treblinka, Chelmno, Sobibor et autres lieux de l’extermination de masse des Juifs d’Europe.

L’affiche du film montrant ce cheminot polonais, avec sa casquette bleu, la tête penchée de son train devant la pancarte Treblinka devient ainsi une des images historiques de l’événement, tournée pourtant près de quarante ans après, puisque Lanzmann refusa toute archive filmée au sein de son œuvre. Shoah montre des lieux, ceux de l’extermination d’abord, et fait œuvre d’écoute de la parole des survivants de l’événement, des victimes en tout premier lieu, mais aussi des bourreaux.

Car Lanzmann va rechercher – et retrouver –, des années durant, les anciens nazis, du « simple » gardien de camps aux maîtres-organisateurs de la « solution finale », pour recueillir et, le plus souvent, leur extorquer leurs témoignages, dans des conditions souvent rocambolesques, dignes de films d’espionnage.

Shoah est autant un documentaire fait de paroles qu’un film sur le silence. 9h30 de témoignages et de silences, longs et douloureux, qui vont documenter cet événement à peine croyable, l’assassinat de six millions de Juifs européens (dont plus de 76 000 provenant de France), dont on ne percevait quasiment pas l’ampleur et la cruauté de ce meurtre de masse avant la réalisation du film. C’est là toute l’audace et la force de l’œuvre de Lanzmann. Malgré la « mégalomanie » de l’auteur, grand amateur de décorations, d’une arrogance légendaire si souvent relatée, malgré ses contradictions flagrantes : Lanzmann, militant anticolonialiste et sioniste obtus, ami du FLN algérien et grand admirateur de Menahem Begin, Premier ministre israélien (et premier élu de droite à ce poste) entre 1977 et 1983, laudateur aveugle de Tsahal, l’armée de l’État d’Israël, auquel il consacra un film (éponyme), pour une bonne part scandaleux. Il fit d’ailleurs l’éloge de celle-ci au lendemain des massacres de Gaza en 2014.

Monopoliser la mémoire

Pour autant, rien ne remplacera la portée et la valeur historique de Shoah, terme peu usité (en dehors d’Israël) avant la sortie du film en 1985 et devenu ensuite un (terrible) substantif. L’un des paradoxes – et non des moindres – est que sa signification, « catastrophe » en hébreu, issue de la Torah, peut être l’exact synonyme du terme arabe « Nakba », nom donné par les Palestiniens en 1948 lors de la création de l’État d’Israël. Hannah Arendt avait d’ailleurs, dès avant la Seconde Guerre mondiale, pourfendu avec une grande justesse l’idée sioniste – pâle copie des nationalismes européens, selon la philosophe –, prévoyant d’ores et déjà qu’il asservirait les Palestiniens.

Une fois Shoah réalisé et moult fois primé, Lanzmann eut tendance à vouloir « monopoliser » la mémoire, comme si seul son film l’avait dite, et à interdire à quiconque d’autre de relater l’horreur des camps. Il alla même jusqu’à accuser de négationnisme l’historien Georges Didi-Huberman pour avoir publié et commenté les fameuses quatre photos prises clandestinement de l’intérieur d’une chambre à gaz d’Auschwitz-Birkenau par les membres du Sonderkommando, ces déportés chargés de vider les corps de ceux qui venaient d’être assassinés. Pour autant, en dépit de ses aveuglements et de ses contradictions, Claude Lanzmann reste celui qui a le mieux expliqué, au monde entier, le crime de masse nazi.

Cinéma
Temps de lecture : 7 minutes
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