Samuel Bollendorff, esprit alerte

À Visa pour l’image, le photoreporter expose un travail saisissant sur les pollutions industrielles. Au diapason d’un parcours tourné vers l’autre et l’envie de susciter des prises de conscience.

Jean-Claude Renard  • 29 août 2018 abonné·es
Samuel Bollendorff, esprit alerte
© photo : Samuel Bollendorf

Rio Doce, cinquième fleuve au Brésil. En 2015, un barrage de rétention de déchets miniers s’est effondré, provoquant une avalanche de boue toxique sur 650 kilomètres, mêlant mercure, manganèse, plomb et arsenic. Trois ans plus tard, le « fleuve doux » est devenu « le fleuve mort », drainant avec lui un paysage de désolation, dans une tonalité d’ocre intense. Autre ciel, autres cieux. Au Canada, du côté du lac Athabasca, l’exploitation des sables bitumineux a dessiné un tableau environnemental terrifiant, avec une forêt boréale rasée, des rivières détournées, une pêche interdite, des poissons déformés, des villages autochtones aux taux de cancers anormalement élevés.

Le tableau n’est guère plus riant à Anniston, en Alabama, une ville fantôme, désertée par ses habitants. Pendant six décennies, Monsanto y a produit des tonnes de PCB, déversé ses fonds de cuve à ciel ouvert dans un canal traversant la ville, contaminant ainsi toute la cité. Aujourd’hui, les plus démunis, touchés par différents cancers, vivent près de ces décharges, sans même avoir accès à l’Obamacare.

On peut parler d’universelle vacherie contemporaine, fixée ici par Samuel Bollendorff dans des couleurs chaudes ou glaciales. Ainsi le « triangle des tumeurs », en Italie, dans l’encolure de Naples, bouffé par des cancers, où la Camorra a déversé dans les champs, de Caserte aux pentes du Vésuve, l’équivalent, en deux décennies, de 400 000 semi-remorques de déchets tirés de métaux lourds du nord de la Botte, y ajoutant cadavres d’animaux, carcasses de voiture…

Paysages martyrisés

Au programme de la trentième édition du festival international de photojournalisme Visa pour l’image, « Contaminations », de Samuel Bollendorff, articulée autour des pollutions industrielles, compte parmi les expositions les plus importantes. Un reportage réalisé en collaboration avec Le Monde en moins de six mois (entre janvier et juillet 2018), fixant autant de lieux « devenus impropres au développement de la vie pour des siècles, par l’action des industriels ou par nos comportements, pointe Samuel Bollendorff, insistant sur le choix des sites. L’enjeu était de ne pas se réfugier derrière des pays lointains, en Afrique ou ailleurs, dans un pays qui vit une crise économique ou bien une dictature ». Non, cette pollution existe en Europe, aux États-Unis, au Japon, au Canada… « Là où l’on pourrait penser que les États prennent en main ces réalités écologiques. Or, il n’en est rien. »

Il s’agit bien souvent, dans ce reportage, de contaminations invisibles. Avec des images aux allures de cartes postales. Bucoliques à souhait. Dans la photographie de Bollendorff, il y a le décor et l’envers du décor. Des paysages féeriques, galvanisés par la nature, des cadres urbains ou industriels qui semblent sereins mais sont en réalité martyrisés. Voilà une invitation à regarder l’image et ce qu’il y a derrière l’image. Un travail de mémoire, d’éveil des consciences, au diapason de ce qui commence à ressembler à une œuvre, inscrit dans une continuité.

Samuel Bollendorff est né en 1974 au sein d’une famille de psychanalystes, « où l’on échangeait beaucoup. J’avais sans doute besoin d’exprimer un discours ». À 9 ans, muni d’un petit Kodak, il clic-claque pour la première fois. Deux ans plus tard, son père lui offre un agrandisseur, le gamin développe ses propres images dans la salle de bains familiale. De quoi nourrir une vocation. « Quand j’serai grand, j’serai photographe ! » Sans tomber dans la psychanalyse de Prisu, le môme choisit l’image fixe plutôt que le verbe. Post-bac, il entre à l’École Louis-Lumière, ajoute des études d’histoire de l’art à la technique enseignée et poursuit à l’École des beaux-arts de Paris. Son premier reportage, adoptant d’emblée la couleur, à 20 ans, se tourne vers les rites du deuil au Burkina Faso, sous la houlette de son beau-père, anthropologue. Reportage à suivre, après un appel d’offres, en 1998, par un autre au long cours : une année dans un centre de gériatrie à Houdan, dans les Yvelines, cependant que les pensionnaires s’apprêtent à passer d’un établissement à l’autre.

L’autre, c’est justement ce qui va motiver, construire le travail à venir de Samuel Bollendorff, en sismographe des trucs qui ne tournent pas rond. Après une première commande de L’Express Magazine, l’encastreur à la boîte noire va enquiller très vite les reportages et les titres. Libération, Elle, Le Monde, etc. L’époque du photoreportage est encore dorée. En 1999, il intègre le collectif L’Œil public, créé par Guillaume Herbaut, dont la volonté est de mettre en valeur le travail des photographes, de monter des expositions, avant de devenir une agence de presse mettant ses images en ligne, ce qui lui donne une notoriété tournée principalement vers les journaux. En 2008, crise de la presse et virage numérique. L’agence coule et dépose le bilan en 2010. Tous les photographes de la maison survivront néanmoins au tremblement ici et là, entre reportages, publications et expositions.

« Des yeux partagés »

Dans cet ici et là, Samuel Bollendorff multiplie les reportages. Entre 1998 et 2004, c’est un travail sur le système hospitalier entre les services maternité, psychiatrie, urgences et gériatrie. Un regard complété par un autre, planétaire, soulignant les inégalités du traitement du sida. Autre tournant, celui d’une chronique hebdo pour Libération, entre janvier et octobre 2005, sur la cité de la Grande-Borne, à Grigny. Tout juste avant les émeutes. Et si éclairant, illuminé par un éducateur de rue, Amar Henni. Un travail (déjà exposé à Visa pour l’image) mixant photographies et vidéos, riche de 55 heures d’entretiens, qui aboutira, avec les habitants, à un documentaire, Cité dans le texte, réalisé avec Jacky Durand, alors au service société de Libé. Rencontre la plus extraordinaire qui soit pour le journaliste aujourd’hui. « Samuel a été très novateur à ce moment, et on a vécu la plus belle symbiose qu’on puisse imaginer. Avec lui, on devient des yeux et des oreilles partagés. On ne distinguait plus, entre lui et moi, le photographe du rédacteur. Et c’est sans doute le photographe qui m’a donné le plus l’impression de n’avoir pas d’appareil photo avec lui. C’est surtout ce qu’on peut appeler un passeur. » Le même duo conduit un autre travail, en immersion dans un panier à salade de Police-Secours, pour rendre compte des conditions de « ces ouvriers de la sécurité ».

Puis Samuel Bollendorff sort de l’Hexagone pour fouiller l’empire du Milieu, s’interroger sur les enfants de Mao, des paysans aux mineurs, « à un moment, en 2008, où la presse n’est plus partenaire de la production des histoires mais un consommateur ». Avec le soutien des institutions, de fondations ou d’associations, le photographe va se tourner vers le web-doc, se saisissant de l’interactivité, explorant d’autres registres, entre l’image fixe et le son. Sur le mal-logement et la précarité (À l’abri de rien), sur les immolations (Le Grand Incendie), sur les traditions populaires dans le Nord (La Parade, époustouflant conte post-industriel), sur les réfugiés (La Nuit tombe sur l’Europe). Avec un constat personnel : ses images, « portées, prolongées par le son, sont de moins en moins bavardes ». Elles demeurent parlantes, révélatrices. En témoigne cette exposition à Visa pour l’image, « Contaminations ».

Samuel Bollendorff se défend de toute ambition, mais espère bien « que le plus de personnes possible recevront ce signal. En termes d’écologie, les prises de conscience se font lentement, sans doute à l’échelle d’une génération. Et si elles ne sont pas les fruits d’une politique publique, ce sera encore plus lent. Visa pour l’image, ce sont près de 250 000 visiteurs gratuits pendant quinze jours, c’est donc une formidable vitrine, un véritable enjeu d’information et de pédagogie ». Lui met d’autant plus d’énergie à faire circuler son travail que « ça ne sert à rien d’aller emmerder quelqu’un à le photographier, qui est déjà dans une situation difficile, si on n’en donne pas quelque chose après ».

Lanceur d’alerte, Samuel Bollendorff ? « On ne fait pas ce métier si on ne pense pas que cela puisse servir. Je n’ai pas la prétention de changer le monde mais, quand on est photographe, on est un peu animé par l’idée d’alerter. C’est même un moteur, obligeant à une veille permanente. C’est ce qui donne du sens à mon travail, même si un peu de légèreté ne fait pas de mal. » Le photographe sait pertinemment qu’il n’apporte pas de scoop. « Ce sont des choses qu’on a déjà vues. Il s’agit de savoir comment réaffecter le regard et l’attention du public sur certaines problématiques. » Enjeu essentiel quand on choisit de se consacrer à des sujets « parfois trop lourds ». À travers la photo ou d’autres outils, l’ancien étudiant de Louis-Lumière entend porter un discours politique. « Ce n’est pas facile de rester silencieux, mais il faut faire des pauses. » Passé Perpignan, sa prochaine pause a déjà pris les contours d’un reportage sur les cirques Zavatta.

« Contaminations », Samuel Bollendorff, Visa pour l’image, église des Dominicains, 6, rue François-Rabelais, Perpignan, du 1er au 16 septembre, entrée libre.

Culture
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