Brésil : Le retour des démons de la dictature

À deux semaines du premier tour, alors que le candidat d’extrême droite Jair Bolsonaro continue de grimper dans les sondages, le pays vit la présidentielle la plus périlleuse depuis trente ans.

Patrick Piro  • 26 septembre 2018 abonné·es
Brésil : Le retour des démons de la dictature
photo : En dépit de ses outrances, Jair Bolsonaro est crédité de 30 % d’intentions de vote.
© Cris Faga/NurPhoto/AFP

C’est un Brésil en plein marasme qui s’apprête à voter, le 7 octobre, au premier tour d’une présidentielle qui concentre comme jamais les passions et les excès depuis le retour de la démocratie en 1985, après deux décennies de dictature militaire (1).

Scénario encore impensable au début de l’année, aux antipodes du renouveau démocratique des années Lula, c’est un candidat d’extrême droite, Jair Bolsonaro, 63 ans, qui mène la danse depuis plusieurs semaines. Il est crédité de près de 30 % des intentions de vote, et, même si le Brésil est coutumier des revirements éclair d’opinion, sa présence au second tour, le 28 octobre, semble inéluctable. Sa cote a encore grimpé d’un cran depuis l’événement dramatique du 6 septembre : une tentative d’assassinat au couteau de la part d’un déséquilibré, qui l’a blessé à l’abdomen.

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Cet épisode, dont Bolsonaro se remet actuellement, n’est que le dernier en date d’une séquence hors norme qui pourrit la vie politique brésilienne depuis deux ans. Elle débute en 2016, quand la présidente Dilma Rousseff, du Parti des travailleurs (PT, gauche) de Lula (auquel elle avait succédé en 2011), est destituée à la suite d’une manœuvre parlementaire tellement abusive qu’elle a été qualifiée de coup d’État par de nombreux observateurs. Dans la foulée, la justice engage à l’encontre de Lula une procédure pour corruption qui aboutit, début 2018, délai exceptionnellement court, à une condamnation en appel à douze années de prison pour des faits supposés de corruption dont il n’existe aucune preuve matérielle.

Une grande partie de l’opinion de gauche y voit une opération judiciaire commando pilotée par une droite revancharde qui cultive depuis toujours la haine de Lula. Dès la destitution de Rousseff, l’ex-président s’était avancé en sauveur du pays. De nouveau candidat à la charge suprême, il caracolait loin en tête dans les sondages tant sa cote est restée élevée auprès de la majorité pauvre de l’électorat, qu’il a contribué à sortir de la misère, et qui l’exonère largement des casseroles accumulées par les gouvernements PT entre 2003 et 2011.

La droite libérale (PSDB), opposante classique du PT, pensait tirer les marrons du feu après avoir installé Michel Temer pour assurer l’intérim présidentiel en 2016. L’exécutif et le Parlement se sont entendus à merveille pour démanteler en un temps record l’édifice social bâti depuis l’arrivée de Lula au pouvoir en 2003, tout en réprimant la contestation avec une brutalité inédite. Début janvier 2018, Temer envoyait la police militaire fédérale contrôler la ville de Rio de Janeiro. Marielle Franco, militante citoyenne et politique (PSOL, gauche) qui dénonçait ses exactions perpétrées dans les favelas, a été assassinée le 14 mars dernier (lire ici). Une commotion sans précédent dans le pays.

Mais les plans de la droite traditionnelle ont fini par être dévastés par les conséquences judiciaires du gigantesque scandale du Lava Jato (« lavage express »), réseau de pots-de-vin articulé autour de la compagnie pétrolière nationale Petrobrás et qui aura mouillé presque toute la classe politique aux affaires, PT compris, même si c’est dans une moindre mesure qu’à droite. Aécio Neves, président du PSDB et postulant à la présidence, a ainsi sombré en mai dernier, rattrapé, entre autres, par le Lava Jato, et remplacé depuis par le fade Geraldo Alckmin, qui plafonne à 8 % des intentions de vote.

Le PT croyait échapper à la sanction d’une opinion écœurée par la corruption en intronisant l’icône Lula. Mais, en dépit d’une bataille juridique acharnée menée par ses avocats pour le faire sortir de prison, le Tribunal suprême fédéral et le Tribunal électoral ont jugé inéligible l’ancien syndicaliste métallo, ignorant au passage les réprobations internationales.

Le PT a ainsi dû se résoudre, le 11 septembre, à introniser Fernando Haddad, 55 ans. Ancien maire de São Paulo, la première métropole du Brésil, il est pourtant un inconnu au niveau national, dans ce pays de près de 210 millions d’habitants et vaste comme 17 fois la France : jusqu’à fin août, il n’était crédité que de 4 % d’intentions dans les tests des sondeurs. Mais il dispose d’un atout maître : il est adoubé par Lula. Et depuis la semaine dernière on respire nettement mieux au PT : le transfert de popularité de Lula sur sa doublure s’est amorcé, et Haddad a décollé ! Il pointe désormais en deuxième position, proche de 20 % des intentions de vote, distançant son plus proche poursuivant, Ciro Gomes (centre-gauche, 13 %).

Bien que Bolsonaro soit celui des candidats qui inspire le plus de rejet, Haddad, s’il lui est opposé au second tour, est loin d’être assuré de la victoire, car une part importante de l’électorat, y compris chez les pro-Lula, « ne voterait en aucun cas » pour lui, sanction des errements passés du PT. Dans une certaine mesure, Haddad fait donc lui aussi figure d’épouvantail, et les simulations ne le donnent aujourd’hui pas mieux qu’au coude-à-coude avec Bolsonaro en vue du 28 octobre. « Ni la croix de la corruption [le PT]_, ni l’épée de la violence_ [Bolsonaro] », argumente la candidate écologiste Marina Silva, au plus haut au printemps dernier (25 %), mais qui a dégringolé depuis, victime comme d’autres de l’excessive polarisation Bolsonaro-Lula.

La défiance de l’opinion envers les partis de gouvernement classiques (PT et PSDB principalement) se traduit donc aujourd’hui par une fracture inédite, que la personnalité extrémiste de Bolsonaro rend d’autant plus préoccupante. Ex-capitaine de l’armée nostalgique de la dictature, il est favorable au port d’armes. Dans ce pays où les quartiers pauvres et noirs redoutent plus les exactions des forces de l’ordre que les délinquants, Bolsonaro, raciste, déclare qu’un policier « qui tue dix, quinze, vingt personnes, doit être décoré, pas poursuivi ». Il préférerait voir son fils « mourir au volant » plutôt que « ramener un moustachu à la maison ». À une parlementaire qui l’interpellait, il répond : « Je ne te violerai pas parce que tu ne le mérites pas, parce que tu es trop laide. » Député, il dédie son vote en faveur de la destitution de Dilma Rousseff, en 2016, au tortionnaire de cette dernière à l’époque où elle luttait dans la guérilla contre la dictature (1964-1985). Fervent partisan de la torture, Bolsonaro regrette qu’elle n’ait pas suffisamment tué d’opposants et se verrait bien « mitrailler les militants du PT ».

Antônio Hamilton Mourão, son candidat à la vice-présidence, est à l’unisson, relevant que le déséquilibré au couteau du 6 septembre fut un temps affilié à l’extrême gauche : « S’ils veulent utiliser la violence, c’est nous les spécialistes. » Militaire lui aussi, il s’est récemment distingué en estimant qu’en cas de « chaos » l’armée devrait « imposer la solution » dans le pays. Même si de hauts gradés se sont émus de tels propos, ils alimentent les pires craintes au sein de la société, flattant une frange nostalgique de la dictature qui en appelle ouvertement, depuis plusieurs années, au retour des militaires. Bolsonaro semble même préparer le terrain à la réalisation des fantasmes de son colistier : sur son lit d’hôpital, il a déjà affirmé que, s’il venait à perdre le 28 octobre, la cause serait à en rechercher dans une fraude organisée par le PT.

Ces outrances n’affectent guère les supporteurs de ce candidat « antisystème », dénonçant les attaques d’une intelligentsia « politiquement correcte » qu’il considère comme totalement discréditée face à la persistance de la corruption et de l’insécurité au Brésil. Bolsonaro recrute beaucoup sur les réseaux sociaux auprès d’un public majoritairement masculin, blanc, issu des classes moyennes éduquées des régions riches du Sud et du Sud-Est. Des jeunes et des moins jeunes, qui n’ont jamais digéré l’accession au pouvoir d’un Lula fils d’une famille nordestine pauvre. Et même une partie des forces entrepreneuriales en vient désormais à considérer que la politique d’un Bolsonaro, aussi ignare soit-il en matière économique, ne portera pas préjudice aux affaires : son mentor en la matière est un ultralibéral.

Cependant, fait remarquable, l’électorat féminin se détourne massivement de ce candidat ouvertement phallocrate et misogyne, au point qu’il compte deux fois moins d’intentions de vote chez les femmes que chez les hommes. Une dissymétrie unique par son ampleur dans l’histoire électorale brésilienne, et qui pourrait être décisive pour l’issue du second tour. Le groupe Facebook « Femmes unies contre Bolsonaro » rencontre une popularité fulgurante. À deux semaines du premier tour, il réunissait déjà près de 3 millions d’adhésions.

(1) Seront aussi élus, lors de ces élections générales, les députés fédéraux, les deux tiers du Sénat ainsi que les gouverneurs et les députés des 26 États qui composent le pays.

Monde
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