Deux boulots et toujours pauvre

Un tiers des familles monoparentales vivent sous le seuil de pauvreté. Rencontre avec Eva, mère de quatre enfants, et Fatima-Zahra, la bénévole qui l’aide à conquérir son indépendance.

Mathieu Pedro  • 12 septembre 2018 abonné·es
Deux boulots et toujours pauvre
© photo : Cumuler les heures de ménage : la seule solution pour survivre. crédit : FRANK MAY/DPA/AFP

Eva (1) est souriante, mais on sent son épuisement. Son interlocutrice lui propose une infusion de verveine. Elle accepte avec humilité, tout comme le sucre qu’on lui tend. En cette fin de semaine, Eva vient d’entrer, foulard sur la tête et lunettes sur le nez, dans les locaux de l’association École et famille, à Saint-Ouen-l’Aumône (Val-d’Oise). Dans ce centre de proximité et de ressources, elle est accueillie par Fatima-Zahra. Les deux femmes se connaissent bien. Et pour cause : la seconde épaule la première depuis des années dans son combat pour la dignité et l’indépendance.

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Comment distribuer le « pognon de dingue » ? Le plan pauvreté, que le gouvernement devait dévoiler le 13 septembre, devrait comporter plusieurs annonces à double tranchant. Une communication volontariste d’un côté, destinée à requinquer une popularité en berne et à calmer l’aile « sociale » de La République en marche, mais un climat de chasse aux petites économies de l’autre, notamment en tapant, fin août, dans les retraites, les allocations familiales et les aides au logement (désindexées de l’inflation). Panel de mesures techniques censées endiguer le non-recours (40 % des ménages éligibles au RSA n’en ont pas fait la demande), le plan pauvreté devait notamment remplacer l’aide à la complémentaire santé pour les plus pauvres – système complexe auquel la moitié des ayants droit renoncent – par une couverture maladie universelle complémentaire (CMU-C) automatique. Plus symbolique : le gouvernement devrait généraliser les mesures incitant les bénéficiaires du RSA à travailler. Un travail « rémunéré », faisait savoir Agnès Buzyn, ministre des Solidarités, le 9 septembre, pour se démarquer de la droite (LR), qui expérimente dans le Haut-Rhin le bénévolat obligatoire pour les allocataires du RSA. Selon les statistiques officielles, le « pognon de dingue » des aides sociales, dont Emmanuel Macron fustigeait en juin l’inefficacité, permet chaque année de réduire fortement le nombre de pauvres. Sans les 26 milliards d’euros redistribués en 2016, la part de la population française vivant avec moins de 1 015 euros par mois (le seuil de pauvreté) ne serait pas de 14 %, mais de 22 %. Et les prestations sociales représentent 41 % du revenu mensuel des ménages pauvres, pointe aussi la Drees, service statistique du gouvernement. Un besoin vital. Erwan Manac'h
La situation d’Eva était un défi – parmi tant d’autres. Du Sénégal, cette mère et ses trois plus jeunes enfants sont arrivés en France en 2011, l’aînée les ayant rejoints quelques années après. Ils sont d’abord pris en charge par Médecins du monde puis par le 115 (Samu social) parisien. On leur trouve des hébergements pour de courtes durées, jusqu’à une chambre d’hôtel à Pontoise, où la famille restera cinq ans, dans deux pièces. « Tous les mois, tu appelles le 115 pour confirmer que tu es bien là-bas », explique-t-elle. « Maintenant, quand on appelle, on attend trois quarts d’heure et on n’a personne. C’est très difficile de les joindre », déplore Fatima-Zahra. Eva rectifie : « Même avant c’était comme ça ! Je devais prendre ma journée pour passer un appel. »

Fatima-Zahra Dridi nous accueille dans les locaux d’École et famille, dont elle est membre bénévole depuis 2008. L’association a été fondée en 1999 par Marie-Claire Michaud, une assistante sociale. Le bâtiment de deux étages est situé entre deux écoles. « J’ai connu l’association par le biais d’une personne qui travaille ici, que j’ai rencontrée dans un LAEP [lieu d’accueil enfants-parents]. À l’époque, je ne travaillais plus, je m’occupais de mon petit dernier, mais je ne pouvais pas rester sans activité. Je voulais être bénévole. Alors je suis venue ici avec lui. »

Fatima-Zahra devient « parent relais ». « On m’a invitée ici pour que je participe au groupe intercultures, qui permet les rencontres entre familles. D’abord, j’étais participante, maintenant, je l’anime. » Son benjamin a aujourd’hui 10 ans. Elle vient ici une fois par semaine, en dehors de son travail d’auxiliaire de vie scolaire, qu’elle exerce depuis trois ans. « Avant, j’étais assistante de gestion de PME-PMI. J’ai abandonné parce que ça ne me correspondait pas. À 35 ans, j’ai trouvé une autre vocation », conclut-elle en se tournant vers Eva. Les deux femmes se sourient et rient de bon cœur.

Très vite, Fatima-Zahra a ressenti la pénurie d’agents sociaux. Tout se fait sur Internet, « il n’y a plus vraiment d’humains » : « Le seul endroit où l’on va encore, c’est la caisse d’assurance maladie. Mais on y rencontre des difficultés. » Pourquoi ? « Parce que les aides changent tout le temps. Et puis je pense qu’ils sont dépassés car ils manquent d’agents », déplore la bénévole.

Sans aides sociales, pourtant, Eva n’aurait pu survivre. Elle cumule les désavantages économiques : mère isolée, quatre enfants à charge, un salaire de toute évidence insuffisant. Deux salaires, même : Eva doit jongler avec deux emplois d’agent de service. « De 6 à 13 heures, je fais l’entretien au foyer des jeunes travailleurs de Saint-Ouen-­l’Aumône. » Trente-cinq heures par semaine, lieu de travail fixe. Puis, « l’après-midi, j’ai deux à quatre heures de travail en aide à domicile ». Les horaires sont irréguliers, mais, surtout, les lieux d’intervention s’étendent sur tout le Val-d’Oise. « Aujourd’hui, j’ai fait quatre heures à Menucourt » : il faut une heure de bus à Eva pour atteindre cette ville, autant pour en revenir. Cumulés, ses deux salaires n’atteignent « même pas 1 500 euros par mois », alors qu’Eva consacre une soixantaine d’heures par semaine à son travail, si l’on tient compte des trajets.

Eva trouve ses employeurs plutôt « gentils ». Certains lui demandent comment va sa famille, « mais j’ai honte de répondre ». Car la vie est difficile. Ses deux aînés sont majeurs, mais sans emploi fixe. Sa fille Awa, 23 ans, attend ses papiers, ce qui rend impossible une recherche d’emploi mais lui permet de s’occuper d’Ousmane, le plus jeune, actuellement en CE2. « Sans elle, je ne pourrais pas faire tout le travail que je fais », confesse Eva. Cheikh, 20 ans, est cantonné à de rares contrats d’intérim avec la mission locale. Babacar, 17 ans, est celui qui préoccupe le plus Eva : il a trouvé un employeur pour commencer un apprentissage, mais son inscription au lycée n’est pas finalisée, et il se trouve à Villiers-le-Bel, à une heure et quart par les transports en commun.

Eva fait un constat : « C’est compliqué, mais avant je n’avais même pas ça. Au moins, je suis tranquille avec mes enfants », explique-t-elle d’un ton presque positif. « Et puis je paie le loyer [près de 800 euros pour un F3]. Ce n’est pas facile du tout, mais, la priorité, c’était le logement plutôt que de manger. Le petit a grandi à la chambre d’hôtel jusqu’à 6 ans. Là-bas, il n’y avait pas beaucoup d’intimité, c’est ça qui m’a fait le plus mal. » Actuellement, « j’ai ma chambre, je dors comme je veux, ils ont leur chambre, je suis bien plus tranquille. Même si je n’ai pas assez d’argent pour le nécessaire, comme les courses. Des fois, on est bloqués, souvent en fin de mois, vers le 25. On se démerde comme on peut pour s’en sortir… »

Fatima-Zahra s’interroge sur les droits sociaux d’Eva. Elle explique : « On accompagne tellement de familles qui sont dans des situations plus compliquées que celle d’Eva qu’on en oublie certaines priorités. Parfois, on passe à côté d’aides qu’on pourrait demander. » « Faudra qu’on voie ça », dit la bénévole à Eva.

Il faut dire que Fatima-Zahra a déjà beaucoup accompli pour la famille : les emplois, qui ont été trouvés grâce à l’association École et famille et une autre plus spécialisée dans l’accompagnement des enfants – « l’association Parrains un par un, il faut les citer », insiste la bénévole –, l’ouverture des droits, de la régularisation des papiers jusqu’à l’obtention d’allocations et des droits de domiciliation. Cela fait sept ans qu’elle est aux côtés d’Eva et des siens. Ange gardien ? Si l’on en croit les mots qu’emploie beaucoup la bénévole, tout simplement de la « bienveillance » et de la « générosité ».

(1) Tous les prénoms de la famille d’Eva ont été modifiés.

Société Économie
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