Quand le 115 ne répond pas

Il faut parfois plus de deux heures pour arriver à joindre au téléphone un écoutant du Samu social. Témoignage d’un Parisien qui a hébergé une femme enceinte de sept mois, à la rue avec son fils de 2 ans.

Ingrid Merckx  • 26 juillet 2018
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Quand le 115 ne répond pas
© Photo : Joël Saget / AFP

Comme d’autres Parisiens, et d’autres Franciliens, et d’autres Français, Laurent Coq, pianiste, a hébergé une femme et son petit garçon qui erraient dans les rues de la capitale sans solution d’hébergement et sans ressources. Enceinte de sept mois et mère d’un jeune enfant, Awa répondait pourtant aux critères prioritaires d’accès à une mise à l’abri, en centre d’hébergement d’urgence ou en hôtel meublé. Mais que faire quand le 115, numéro d’appel du Samu social, ne répond pas ? Une femme enceinte peut se tourner vers Solidarité Paris Maman (Solipam), réseau de santé en périnatalité pour les femmes enceintes et leurs enfants en situation de grande précarité en Île-de-France. Ou la mission France de l’ONG Médecins du monde. Encore faut-il les connaître, et arriver à joindre le 115 par qui tout transite, sauf les urgences médicales, en théorie. Laurent Coq a confié son témoignage à _Politis.

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« En rentrant à pied jeudi 19 juillet au soir après le concert de mes élèves, au niveau de l’avenue Victoria [Ier arrondissement de Paris], je suis tombé sur une maman ivoirienne enceinte de sept mois et son petit garçon de 2 ans, qui erraient dans les rues à la recherche d’un bus. Elle poussait une grosse poussette chargée d’un sac énorme, et je les ai sentis épuisés tous les deux. Ils tournaient dans Paris depuis 9 heures, sans aucun point de chute. Le 115 n’ayant pas trouvé de logement pour eux, elle tentait de rejoindre la gare Montparnasse pour aller y dormir, à même le sol. Ils n’avaient rien avalé depuis le matin. Je les ai ramenés à la maison où ils ont mangé des pâtes avant de s’effondrer sur mon canapé-lit.

« Awa est partie d’Abidjan avec son compagnon pour fuir la famille de celui-ci, qui n’acceptait pas leur union et voulait lui enlever leur fils, Bakary. Mais ils ont été séparés au Maroc au moment de prendre le bateau pour l’Espagne. Depuis, elle n’a plus aucune nouvelle de lui. Pendant la traversée, elle s’est liée d’amitié avec une maman d’un autre petit garçon de 3 ans. Ensemble, ces deux mères et leurs fils ont passé deux mois en Espagne avant de remonter à Paris où elles galèrent depuis un mois à dormir dehors, ou dans le hall d’un hôpital quand celui-ci ne les expulse pas.

« Le 115, c’est le saint Graal ! »

« Vendredi, chaque interlocuteur que j’ai eu au téléphone – associations comme centres d’accueil – n’avait qu’un mot à la bouche : « Appelez le 115 ! » C’est le saint Graal, le 115. Tout passe par ce service qui déploie les sans-abri sur les centres et les hôtels meublés de Paris-Île-de-France. Sauf qu’ils ne sont pas assez nombreux à prendre les appels, et qu’ils manquent de lits pour faire face à la demande, surtout depuis le démantèlement du camp de migrants porte de la Villette, le 30 mai.

« Samedi matin, j’ai laissé Awa et son petit Bakary repartir sous la pluie vers le centre d’accueil de Bonne-Nouvelle, où ils ont pu prendre un petit-déjeuner et une douche, tandis que je partais enregistrer mes élèves à l’Edim (l’école de musique de Cachan où j’enseigne). À mon retour, elle m’a rappelé et ils sont repassés chez moi en début d’après-midi pour qu’ensemble, nous tentions à nouveau d’obtenir un hébergement via le 115. Résultat : presque deux heures d’attente au téléphone. Après quarante minutes d’une première attente, j’ai enfin eu une personne au bout du fil, et lui ai exposé le cas d’Awa, prioritaire normalement puisque enceinte de sept mois avec un enfant en bas âge. La personne m’a répondu de ne surtout pas quitter, elle me transférait à une personne qualifiée… Au bout d’1h30 d’attente, j’ai dû raccrocher parce que je devais partir à une répétition. Sans avoir eu de nouvel interlocuteur…

« Le 115, qui s’adresse exclusivement aux personnes à la rue, c’est une heure d’attente au téléphone minimum, parfois deux, la plupart du temps en vain. Comment une personne à la rue avec un portable à moitié chargé peut-elle patienter si longtemps ? Voilà résumée l’action publique. Un dispositif complètement déshumanisé et inefficace.

« Fiasco d’État ? »

« Mon amie Françoise, qui travaille dans le secteur social depuis trente ans, me dit que ça n’a jamais été pire. Avant, les travailleurs sociaux traitaient directement avec les directeurs des centres d’accueil. Ils les connaissaient et travaillaient en bonne intelligence. Maintenant, tout passe par le 115. Ces liens précieux sont cassés, ce qui a dépossédé autant d’acteurs de terrain de moyens d’agir. C’est un fiasco d’État.

« L’amie d’Awa rencontrée lors de la traversée l’a retrouvée, et ils sont tous partis à Trappes (Yvelines), chez la tante de l’amie qui a accepté de les héberger dans son petit deux-pièces. Awa m’a appelé samedi soir à 22h30, épuisée. Ils étaient enfin arrivés, et j’entendais les enfants qui jouaient. Combien de temps cette situation va-t-elle durer ? Pour l’heure en tout cas, ils ne sont plus à la rue…

« Le petit Bakary est la grâce incarnée. Il fallait le voir jeudi soir quand il est entré chez moi, après une journée passée dans la poussette parce que sa maman avait trop peur de le laisser marcher sur le trottoir avec toutes les voitures… Il courait de la salle de bains au canapé sur lequel il sautait en riant. Vendredi après-midi, il a passé une demi-heure sur le piano, comme un ange.

Séparés…

« Je n’ai pas eu de nouvelles d’Awa pendant le week-end. J’étais inquiet. Quand j’ai fini par la joindre lundi, elle était à l’hôpital. Deux jours plus tôt, elle avait enfin décroché un logement avec le 115, à Corbeil-Essonnes, pour une semaine. Mais, dimanche à 6 heures du matin, alors qu’elle dormait avec son fils, elle a eu des contractions et elle a senti qu’elle perdait ses eaux. Sa poche amniotique s’était rompue. Elle a tout de suite compris l’urgence et a pris le décision de repartir à Paris pour l’hôpital. Elle a dû descendre son gros sac (l’appartement était situé au deuxième étage), puis la poussette, puis son fils, pour aller prendre le bus, puis le RER. Arrivés enfin à l’hôpital, la décision du personnel qui l’a prise en charge a tout de suite été de la garder au service des grossesses pathologiques et de placer Bakary dans une pouponnière. C’est la première fois qu’il est séparé de sa mère depuis sa naissance, avec des personnes qui ne parlent pas sa langue. Première nuit seul aussi.

« Mardi, j’ai eu une sage-femme de Solipam au téléphone, vraiment très bien. Si la procédure prendra probablement deux semaines pour que son inscription à l’association soit effective, elle a pris les coordonnées d’Awa et m’a promis de l’appeler dans l’après-midi. La prise en charge consiste en un suivi de la grossesse, de l’hébergement après la naissance et de la scolarité éventuelle des enfants (en l’occurrence Bakary est encore trop jeune) avec l’accompagnement et la coordination de tous les acteurs, dont l’assistante sociale. Ce soir mercredi, en sortant de mes cours, je suis passé la voir. On lui a fait une échographie, Bakary va avoir un petit frère… qui pour l’heure est encore dans le ventre de sa maman. La situation semble s’être stabilisée, il ne manque pas de liquide amniotique.

« Des questions demeurent. Awa va-t-elle rester hospitalisée jusqu’à l’accouchement, deux mois sans son fils ? Comment Bakary va-t-il vivre cette situation, lui qui n’a pas vu sa maman depuis trois jours ? Qu’adviendra-t-il d’eux quand il faudra quitter l’hôpital après l’accouchement ? Auront-ils un logement pérenne ? Qu’est-il arrivé au papa ? Le retrouveront-ils un jour ? Et quid de sa situation au regard de l’État français ? Sera-t-elle renvoyée en Côte d’Ivoire où elle risque à nouveau de se voir retirer la garde de ses enfants ? Des destins comme celui-ci, il en existe des milliers, souvent bien plus tragiques. Combien de femmes seules, avec enfants, et enceintes dormiront dans les gares, les halls d’hôpitaux ou à même le trottoir cette nuit à Paris ? »

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