Lobbys : La Macronie sous influence

Avec l’actuel président de la République et le gouvernement d’Édouard Philippe, la pénétration des intérêts privés au cœur du pouvoir atteint un niveau sans précédent.

Patrick Piro  et  Erwan Manac'h  et  Malika Butzbach  et  Agathe Mercante  • 5 septembre 2018 abonné·es
Lobbys : La Macronie sous influence
© photo : Laurent Ferriere/ Hans Lucas/AFP

L’automne est une saison particulièrement dense pour les lobbyistes. C’est là, à la faveur de l’examen de la loi de finances, qu’ils vendangent le fruit de l’entregent qu’ils ont longuement cultivé, qu’ils fourbissent leurs argumentaires et peaufinent les amendements prérédigés, pour faire passer, dans la discrétion de ces paquets budgétaires brumeux, les réformes dont rêvent leurs commanditaires.

L’examen du budget est aussi en train de devenir le moment d’une tradition nouvelle sous la Ve République : c’est là que sautent les ministres de l’Environnement. Delphine Batho avait été débarquée après avoir critiqué le « mauvais budget » arbitré par Jean-Marc Ayrault pour son second exercice (lire aussi ici). Au même moment du mandat suivant, Nicolas Hulot rend les armes après avoir perdu lui aussi trop d’« arbitrages »,_ s’avouant désarmé face à « la présence des lobbys dans les cercles du pouvoir ».

La pénétration des intérêts privés au cœur du pouvoir n’est évidemment pas une question nouvelle. Les gros bonnets de ce jeu d’influence sont bien connus : grandes banques, industriels et patrons du CAC 40 déploient un arsenal d’outils de « relations publiques » et vouent des budgets colossaux à la défense de leurs intérêts. Les ministères entretiennent avec les groupes d’intérêts une relation « constante, au plus haut niveau [pour la préparation des lois] », avec des procédures finalement « assez transparentes vis-à-vis de l’ensemble des organisations », décrit un fonctionnaire.

Le métier d’influenceur s’est aussi progressivement organisé. Com’Publics, Médiation & Arguments, Séance publique… Des dizaines d’officines du lobbying ont pignon sur rue et se livrent une concurrence féroce pour vendre leurs services à des chefs d’entreprise inquiets au sujet d’un projet de loi qui menace leurs parts de marché ou des associations en tous genres. Leurs méthodes sont éprouvées : cibler les parlementaires fainéants, prompts à copier-coller une proposition d’amendement sans même parfois en corriger les fautes d’orthographe ; organiser des petits-déjeuners, salons d’affaires ou conférences thématiques – dites « clubs parlementaires » – pour mettre un client en lien avec des décideurs ; pondre des argumentaires qui font mouche. « On identifie le besoin du client, puis on dresse une “cartographie d’acteurs”, des députés, des ministres, des membres d’une administration ou des cabinets ministériels, raconte un lobbyiste qui préfère rester anonyme. Nous prenons ensuite les contacts nécessaires et formons le discours sous la forme d’“argumentaires”. »

Un lobby des lobbyistes a même été créé dès 1991 : l’Association française des conseils en lobbying (AFCL). Elle combat notamment la « tyrannie de la transparence » et fédère une profession dont la mission consiste, selon la définition figurant en annexe de sa première charte de déontologie, à « expliquer et faire valoir des intérêts particuliers susceptibles d’être lésés par une priorité accordée sans nuance à l’intérêt général ». Cette définition a, depuis, disparu de la charte déontologique de l’AFCL. Mais elle reste d’actualité, aux yeux de Pascal Tallon, directeur général de Boury, Tallon et associés, un des gros cabinets du secteur : « Le rôle du lobbyiste est de défendre les intérêts particuliers ; celui des hommes politiques, c’est de prendre les décisions pour l’intérêt général. »

C’est dans cette distinction que se situe le nœud du problème Macron. Car, depuis son accession à la tête du pays, plus que jamais, la frontière entre intérêt général et intérêts particuliers a volé en éclats. Le chef de l’État, lui-même ancien banquier d’affaires pour la banque Rothschild, a choisi l’ancien directeur du lobbying d’Areva, Édouard Philippe, comme Premier ministre (1). Une ancienne haute cadre de Veolia, Brune Poirson, débarque au secrétariat d’État à la Transition écologique pour flanquer Hulot. L’ancien patron du lobbying du géant de l’immobilier commercial Unibail-Rodamco, Benjamin Griveaux, prend la casquette de porte-parole du gouvernement et s’installe comme secrétaire d’État à l’Économie et aux Finances (2). L’ancienne DRH de Danone, Muriel Pénicaud, nommée ministre, réécrit le code du travail avec l’aide d’un directeur de cabinet, Antoine Foucher, qui officiait jusqu’alors comme directeur général adjoint du Medef en charge du social.

Conflits d’intérêts

La liste de ces transfuges, dont la carrière professionnelle zigzague entre public et privé, est sans fin. Sur 298 collaborateurs ministériels, 43 ont travaillé à un moment de leur carrière dans le lobbying selon un décompte de France Info. Une marque de fabrique assumée par Emmanuel Macron, qui était lui-même connu comme le principal relais des lobbys au sein de la précédente majorité. « C’était lui qui les recevait lorsqu’il était secrétaire général adjoint au cabinet du président de la République », témoigne un professionnel.

Parole de lobbyiste, cette situation inédite n’a, paradoxalement, pas ouvert en grand les portes de l’Élysée et des ministères aux agences de lobbying. Le chef de l’État aurait plutôt tendance à moins recevoir de visiteurs que ses prédécesseurs. Le profond renouvellement de l’Assemblée nationale (75 % de néodéputés) a aussi forcé les cabinets de lobbying à mettre les bouchées doubles pour retisser les liens perdus avec l’alternance. Les néodéputés auraient, selon les professionnels que nous avons interrogés, une tendance à travailler davantage leurs dossiers, en reprenant moins facilement les amendements qu’on leur fait passer.

Les arguments des lobbyistes, cependant, sont plus facilement entendus par ce gouvernement « probusiness ». « Avec la Macronie, les lobbys économiques sont beaucoup plus écoutés », concède l’un d’eux. Leur influence s’imprime donc de manière particulièrement visible, note Jean-Christophe Picard, président de l’association Anticor. « Durant cette première année du quinquennat, on a vu des choses assez malsaines et très spectaculaires, souligne-t-il. Une députée qui vote contre son propre amendement (3)_, les signataires d’une tribune contre le glyphosate qui valident le maintien du pesticide… »_ Sans parler du risque de conflits d’intérêts au sommet de l’État, illustré par l’actuel secrétaire général de l’Élysée. Alexis Kohler fait l’objet d’une enquête du parquet national financier en raison de soupçons de « prise illégale d’intérêt » et de « trafic d’influence », pour avoir siégé comme représentant de l’État au conseil de surveillance du port du Havre, où des décisions hautement stratégiques sont prises pour l’armateur MSC, au sein duquel Alexis Kohler possède des liens familiaux qu’il aurait dissimulés, selon les révélations de Mediapart. L’armateur a même fini par l’embaucher en 2016 comme directeur financier, avant qu’il ne rejoigne l’équipe d’Emmanuel Macron.

Pas de pluralité

La Macronie est une victoire politique sans partage des lobbys de l’argent, particulièrement visible dans le domaine de l’environnement. Les crédits du développement durable sont réorientés vers l’industrie et l’innovation technologique, et les agents du ministère de l’Environnement ont de plus en plus de mal à accomplir leurs missions de surveillance environnementale, sanitaire ou des infrastructures, déplore William Fiacre, secrétaire général de l’Unsa Développement durable. La chute des crédits et des effectifs du ministère (passés de 70 000 à 63 000 agents en quatre ans) pèse beaucoup plus lourd dans la balance, selon lui, que l’influence des lobbys, qu’il observe « depuis bien longtemps ».

La décontraction avec laquelle la Macronie assume sa consanguinité avec le pouvoir de l’argent est aussi une donnée nouvelle. C’est ainsi que la grande réforme de l’État attendue dans les prochains mois, « CAP 2022 », a été imaginée par un comité composé de représentants des secteurs économiques dépendant de la commande publique, qui lorgnent les privatisations, les délégations de service public, les marchés ouverts par la numérisation de l’État, etc. A contrario, le panel de 34 « experts » ne donnait la place à aucun syndicat de la fonction publique ni à aucune association d’usagers.

C’est l’autre nouveauté induite par Emmanuel Macron : l’absence assourdissante de pluralité dans le jeu des influences. Les « chargés des plaidoyers », experts rémunérés par les ONG pour peser dans les travaux législatifs dans le sens de l’intérêt général, témoignent en effet d’un changement d’ambiance. « Dans les domaines des droits humains, du handicap ou dans la lutte contre le terrorisme, il n’y a même pas eu un semblant de concertation, voire ce fut un refus de dialogue sur la question des migrations, soupire Jean-Marie Fardeau, directeur de VoxPublic, association spécialisée dans l’interpellation citoyenne des décideurs. Nous sommes face à un pouvoir très vertical, qui ne s’encombre pas de considérations avec les associations, alors que parmi les quelque 200 députés LREM sans expérience politique nationale on aurait pu espérer trouver une culture d’ouverture. Rien de nouveau sous le soleil… » Richard Ferrand, président du groupe LREM à l’Assemblée nationale, a d’ailleurs livré explicitement en avril sa vision du pluralisme en démocratie, dans un recadrage en règle de ses troupes au sujet du projet de loi asile et immigration, prévenant que, « si l’abstention est un péché véniel, le vote contre est un péché mortel ».

Autre problème bien connu de Nicolas Hulot, les lobbys sont puissants bien au-delà de l’Assemblée et des « cercles de pouvoir ». À commencer par le domaine scientifique, où s’élaborent les expertises qui donnent naissance aux lois. C’est ce que les chercheurs connaissent bien dans le domaine du médicament ou de l’énergie : la Fondation Total finance par exemple une trentaine de chaires universitaires dans le monde, selon le dernier rapport de l’Observatoire des multinationales (4). Les garde-fous sautent un à un, notamment avec la réforme du financement des universités, qui laisse plus de place aux intérêts privés.

Transparence

Le lobbying agit aussi en aval du travail législatif, sur l’application du droit, en exerçant une pression de plus en plus forte sur les hautes juridictions. Le Conseil constitutionnel est arrosé de questions prioritaires de constitutionnalité, comme après le vote de la taxe à 75 % sur les plus hauts revenus, ou la loi Florange en 2014, censée mettre fin aux licenciements boursiers en taxant les entreprises qui fermeraient des usines rentables (5). Les sages du Conseil constitutionnel reçoivent aussi des avis juridiques rédigés pour les lobbys par des constitutionnalistes renommés, en vertu de la pratique dite de la « porte étroite ». C’est ainsi que le lobby pétrolier a sabordé la loi Hulot sur la fin de l’exploitation des hydrocarbures en France en 2040 au Conseil d’État, en obtenant qu’il rende un avis – consultatif mais suivi par le gouvernement pour s’éviter une inconstitutionnalité – aligné sur son argumentaire (6).

La transparence est donc un enjeu crucial pour faire évoluer ces pratiques. Preuve que cela peut fonctionner, « la création du site de data-visualisation nosdéputés.fr, en 2008, a fait bouger les choses. Depuis, les élus ont besoin de montrer qu’ils travaillent », assure un lobbyiste. La loi Sapin II, adoptée en 2016, a fait légèrement progresser le débat en la matière, en créant un registre public dans lequel les 1 613 lobbyistes actifs sur la place de Paris ont dû s’inscrire pour exercer leur activité. Les montants dépensés par les entreprises dans leur lobbying doivent désormais être déclarés, ainsi que les textes de loi sur lesquels elles ont travaillé et la liste des « activités » menées pour tenter de convaincre les législateurs. On apprend notamment que les groupes du CAC 40 déclarent un total de 10 millions d’euros d’investissement en lobbying à Paris, contre 27 millions et 22 millions à Bruxelles et à Washington, selon le décompte de l’Observatoire des multinationales.

Pour prolonger ce mouvement, Anticor réclame la transparence sur la provenance des textes que proposent les parlementaires. Une habitude qu’a prise le groupe France insoumise, qui précise que tel ou tel amendement est « inspiré par » une association ou une ONG et rédigé sur la base d’informations transmises par un groupe d’intérêts. Un début de transparence salutaire, pour les ONG, qui ne pourra suffire à transformer la situation en profondeur. « Nous devons rompre avec des pratiques qui se sont malheureusement normalisées, prévient Nina Holland, de l’ONG CEO, active à l’échelon européen. C’est notre culture politique que nous devons changer. »

(1) Édouard Philippe a été directeur des affaires publiques chez Areva de 2007 et 2010, en parallèle de sa carrière d’élu départemental et d’adjoint à la mairie du Havre.

(2) De 2014 à octobre 2016, il est directeur de la communication et des affaires publiques d’Unibail-Rodamco.

(3) La députée LREM Laurence Maillart-Méhaignerie, lors de l’examen du projet de loi agriculture et alimentation, en mai, avait présenté un amendement pour l’interdiction du glyphosate. Contre lequel elle a voté.

(4) _Le Véritable Bilan annuel des grandes entreprises françaises__,_ Observatoire des multinationales, 2018.

(5) Idem.

(6) Idem.

Politique
Temps de lecture : 12 minutes

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