« Amin », de Philippe Faucon : L’étranger universel

Dans Amin, Philippe Faucon met en scène un travailleur immigré sénégalais qui, entre la France et son pays, ne peut avoir d’existence pleine nulle part.

Christophe Kantcheff  • 2 octobre 2018 abonné·es
« Amin », de Philippe Faucon : L’étranger universel
Photo : Un amour naît avec Gabrielle (Emmanuelle Devos), en même temps qu’il ne peut se déployer.
© pyramide films

Soria Zeroual, l’actrice de Fatima, le précédent long-métrage de Philippe Faucon, récompensé par le César du meilleur film il y a deux ans, fait une apparition dans Amin. Comme un passage de témoin. Depuis son tout premier film, L’Amour (1989), le cinéaste ne dévie pas de son œuvre de révélation de personnages que l’on voit peu au cinéma et qui sont pourtant riches en humanité et en source de fiction (1).

Telle est Fatima : ne possédant pas toutes les clés du pays où elle vit, la France, et n’en maîtrisant pas la langue, elle multiplie les heures de ménage afin d’élever au mieux ses deux filles, qui elles-mêmes ne comprennent pas toujours leur mère. Tel est aussi Amin, un travailleur immigré sénégalais, dont la femme et les enfants sont restés au pays. Dans les premières images du film, il est sur un chantier, où une grue casse un mur. Cette image inaugurale, que l’on retrouvera en conclusion, est celle d’une destruction. Le symbole est discret, mais il n’est pas anodin.

S’il explore des pans relégués et peu représentés de l’espace social, le cinéma de Philippe Faucon ignore le misérabilisme. Dans ce nouveau film, on est d’abord frappé par la beauté qui émane des personnages d’Amin (Moustapha Mbengue) et de sa femme, Aïcha (Marème N’Diaye). Gabrielle (Emmanuelle Devos), qui tombera amoureuse de lui, le lui dira ainsi, à propos des policiers qui ont vérifié ses papiers : « S’ils t’ont contrôlé, c’est parce que tu es très beau. » De même, dans l’attente de son mari qui revient pour un temps au pays, Aïcha se prépare : la caméra la saisit nue sous la douche, alors qu’elle a enduit son corps de savon. Elle a ainsi des allures de cariatide mouvante, noire et zébrée de blanc.

Enfin, le Sénégal vu par la caméra de Philippe Faucon n’est pas non plus enlaidi au prétexte qu’il s’agit d’un pays marqué par la pauvreté. Au contraire, le cinéaste y met souvent en scène des femmes, Aïcha avec ses amies ou ses voisines, portant des robes aux couleurs vives, qui tranchent avec le gris et le bleu froid dominant les villes françaises.

Amin est sans cesse dans un entre-deux. Pour lui, la France se résume au travail (dans le bâtiment) et au foyer de travailleurs immigrés. Sa vie se borne à cet aller-retour. Son esprit est tourné vers sa famille, sa femme et ses trois enfants qu’il ne voit pas grandir. Sa paye leur est presque entièrement vouée. Il achète dans les supermarchés parfum, tee-shirts et baskets, parce qu’ils sont moins chers, et les emporte au Sénégal. Il donne aussi un peu d’argent pour l’école du village ou autre service public désargenté. Le film rend bien compte du caractère irremplaçable et vital de cette aide venant de ceux qui travaillent à l’étranger et qui pèse sur eux comme un devoir imprescriptible.

De retour dans son pays pour quelques jours trop brefs, Amin n’a pas la même stature que ses frères qui y vivent en permanence. Passé la joie des retrouvailles, son fils lui confie que sa mère est malheureuse et passe ses nuits en insomnie, tandis qu’Aïcha reproche à son mari de la laisser se débrouiller seule et de ne pas les emmener en France. Où pourtant ils ne pourraient s’en sortir, lui explique Amin.

Philippe Faucon a choisi Amin pour personnage principal, mais il a voulu donner une dimension collective au destin des travailleurs immigrés qui sont au cœur de son film. Par exemple, un des collègues d’Amin, Abdel­aziz (Noureddine Benallouche), a deux filles en France, rejetées par ses enfants au Maroc, et dont l’aînée (Ouidad Elma) est révoltée par le peu de retraite que son père touchera, parce qu’il a très souvent été payé au noir. Il s’est plié aux desiderata des patrons car il n’avait pas le choix ; il a aussi voulu rendre service, à ses risques et périls. Tous ces hommes sont écartelés entre deux pays, deux existences, deux situations dévalorisantes où les récriminations se font entendre de part et d’autre.

Ce qui va arriver à Amin est encore de l’ordre du dilemme. Au moment où cela survient, c’est-à-dire quand Gabrielle lui prend tendrement la main alors qu’il fait un travail de gros œuvre chez elle, le film est arrivé au milieu de sa durée. Le spectateur a eu le temps de se convaincre qu’Amin est un homme droit. Mais la vie ne se fige pas pour autant. Gabrielle, divorcée, maltraitée par son ex-mari qui tente d’instrumentaliser leur fille, est seule. Ce sont deux solitudes qui se rapprochent et apprennent à se connaître.

Un amour naît en même temps qu’il ne peut se déployer. Non pas du fait des différences de culture ou de l’écart social qui existe entre eux, même si Amin ne possède pas tous les codes, comme lorsqu’il désire offrir une robe à Gabrielle sans se rendre compte qu’elle est bien au-dessus de ses moyens. Mais parce qu’ils sont en butte à la réprobation morale. La fille de Gabrielle condamne l’attitude de sa mère, tandis qu’Amin devient dans son village, où Aïcha se doute de quelque chose, un sujet d’opprobre : on dit qu’il s’amuserait en France avec des Blanches. Plus douloureux encore, Amin supporte mal cette situation d’entre-deux qu’il connaît trop bien, et où finalement sa place n’est nulle part : ni aux côtés de Gabrielle, où il doit rester clandestin, ni avec Aïcha, qui est loin.

Amin n’est pas seulement un film dont le héros est un invisible, un de ces travailleurs dans nos rues dont on ignore en réalité ce qu’ils vivent. Amin est aussi une personne empêchée, déchirée, diminuée. Philippe Faucon l’a mis au centre de son écran, avec la sensibilité qui caractérise tout son cinéma, à haute teneur politique. Une nouvelle réussite.

(1) Philippe Faucon a aussi réalisé une série, diffusée au printemps sur Arte, Fiertés, relatant les combats des homosexuels de ces quarante dernières années, du Pacs à l’adoption, à travers une histoire d’amour.

Amin, Philippe Faucon, 1 h 31.

Cinéma
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