Dick Howard : « Trump est l’expression d’un ressentiment »

Militant à la gauche du Parti démocrate, le philosophe Dick Howard analyse le contexte politique américain à la veille des élections au Congrès de mi-mandat.

Olivier Doubre  • 24 octobre 2018 abonné·es
Dick Howard : « Trump est l’expression d’un ressentiment »
photo : Le ballon nommé « Baby Trump » parade à Los Angeles, le 19 octobre.
© Mark RALSTON/AFP

Philosophe bilingue amoureux de la pensée française, jadis marxiste critique proche de Claude Lefort, de Cornelius Castoriadis ou d’Habermas, Dick Howard est d’abord resté fidèle à ses premiers engagements pour l’égalité des droits des Noirs. Longtemps militant du syndicat étudiant SDS (1) engagé contre la guerre du Vietnam et acteur de la New Left (Nouvelle Gauche), il revisite aujourd’hui, dans Les Ombres de l’Amérique. De Kennedy à Trump (2), les cinquante dernières années de l’histoire politique états-unienne pour tenter de comprendre l’arrivée de Donald Trump au pouvoir. À la veille des élections de mi-mandat (midterms) du 6 novembre, il analyse ici le contexte politique de son pays, la situation du Président et la poussée de la gauche du Parti démocrate, dont certains des candidats n’hésitent pas à se déclarer « socialistes ».

Avec les indications données par les derniers sondages, pensez-vous que les élections du Congrès de mi-mandat seront un vote sanction ou une confirmation de l’adhésion au projet de Donald Trump ?

Dick Howard : Les midterms ont toujours été un vote sanction pour le président en place. Mais cette fois, s’il y a de fortes chances pour que les démocrates remportent la majorité à la Chambre des représentants, les républicains devraient conserver celle du Sénat. Essentiellement pour deux raisons. Tout d’abord, c’est le résultat du charcutage de la carte électorale (puisque la Constitution prévoit que les circonscriptions soient redessinées tous les dix ans pour tenir compte des évolutions du nombre d’habitants) opéré depuis 2010, lorsque les ultra-conservateurs du Tea Party ont connu de grands succès électoraux, ce qui a fortement limité la progression du nombre d’élus démocrates. Ensuite, il faut rappeler qu’en 2016 Hillary Clinton a obtenu près de trois millions de voix de plus que Trump, mais que le mode de scrutin, avec des grands électeurs dans chaque État fédéré, a permis à Trump de l’emporter. Aujourd’hui, sans revenir sur ce système ancien, une proposition émerge : elle consisterait à ajouter deux États qui n’ont pas actuellement le statut d’États fédérés et ne sont donc pas représentés au Congrès : Porto Rico, qui est un « État associé (3) », et la ville de Washing­ton DC, qui est autonome, ­majoritairement noire et très démocrate (4). Les républicains y sont farouchement opposés, mais l’idée commence à faire son chemin.

Certes, ces midterms ne sont pas concernés. Tout se jouera donc sur la question suivante : Trump parviendra-t-il à faire de ces élections un enjeu national, de telle manière que les républicains seront plus enclins à se mobiliser ? Ou bien demeureront-elles surtout un scrutin à caractère local ?

Vous écrivez dans votre livre : « L’arrivée au pouvoir de Trump a remis brutalement en question le sens que je donne au fait d’être Américain. » Pourquoi ?

Le sous-titre de mon livre est « De Kennedy à Trump ». J’aurais aimé en écrire un qui soit sous-titré « De Martin Luther King à Obama ». Pour l’anecdote, lorsque Obama a été élu, j’étais dans un studio improvisé de France Inter qui surplombait Times Square, à New York, et j’avais du mal à parler à cause de l’émotion que je ressentais en voyant la foule qui défilait en contrebas. Parce que c’était la réalisation d’un rêve, de près de cinquante ans d’engagements depuis le mouvement pour les droits civiques, auquel j’avais pris part. Maintenant, j’en viens à me demander ­ironiquement si je ne suis pas devenu conservateur car, au moment de l’élection de Trump, au-delà du coup de massue, je comptais sur la solidité des institutions américaines, notamment la séparation des pouvoirs. Certes, celle-ci existe encore, tout comme l’alternance au pouvoir, mais l’attitude du Président, sa vulgarité, son rapport au pouvoir, ses tweets vulgaires et agressifs presque chaque matin constituent de graves problèmes.

Vous expliquez aussi que Trump… est le « premier Président blanc » !

Je dis cela en référence à une phrase de la Prix Nobel de littérature Toni Morrison, qui avait déclaré avec humour que Bill Clinton était le « premier Président noir », en raison de son affabilité, de sa manière de jouer du saxophone, etc. Trump, quant à lui, a été élu manifestement en tant qu’homme blanc ; il est porté en tant que Blanc par ce courant nationaliste et autoritaire que l’on voit malheureusement se développer dans de nombreux pays, avec le Hongrois Orban ou le Philippin Duterte.

Toutefois, ce qui a déclenché l’écriture de mon livre, plus encore que l’élection de Trump, ce sont les incidents de Charlottesville, en août 2017, avec ces manifestations de suprémacistes blancs qui ont fait plusieurs blessés et où une contre-manifestante noire a été tuée par un néonazi fonçant dans la foule avec sa voiture. Je pensais alors faire un livre sur les racines racistes du pays, puis mon sujet a évolué, car j’ai compris le rôle fondamental du ressentiment chez les électeurs de Trump.

En outre, en travaillant pour ce livre sur l’histoire américaine depuis les années 1950-1960, je me suis replongé dans l’époque de Ronald Reagan, qui a été élu en 1980, à la surprise générale, grâce au soutien des ouvriers blancs. Or l’un des slogans les plus importants de Reagan consistait à dénoncer une hypothétique « welfare queen » [terme méprisant désignant les personnes accusées de percevoir trop de prestations sociales, NDLR], qui, grâce aux impôts des contribuables, vivait grassement sans travailler, roulait en Cadillac et, évidemment, était noire !

Pour les midterms qui arrivent, il s’agit de savoir si le soutien à Trump est également, ou continue à être, fondé sur le ressentiment, pas uniquement économique, mais surtout contre les élites des deux côtes, est et ouest.

En face, l’élection de Trump n’a-t-elle pas provoqué une forte poussée à gauche, jusqu’à des candidats qui se déclarent aujourd’hui « socialistes », une étiquette jadis impensable aux États-Unis (5) ?

Il est certain qu’on observe un regain de la gauche face à Trump, et d’une gauche qui rejette le néolibéralisme, comme on a pu en voir les prémices autour de Bernie Sanders durant la campagne des primaires ­démocrates. Aujourd’hui, c’est plus vrai que jamais et le phénomène semble s’amplifier. Mais je ne suis pas totalement optimiste à l’endroit de cette gauche, car je crains qu’elle ne donne des arguments à l’adversaire en se plaçant trop sur un terrain moral, avec parfois un côté « politiquement correct ».

Comme je le rappelle dans le livre, je me souviens très bien de quelle manière la « nouvelle gauche » des années 1970 s’est sabordée, ou du moins a peu à peu sombré, à cause d’un certain extrémisme. Des membres du syndicat étudiant pacifiste SDS ont même fini par prendre les armes dans les Weathermen Underground ! Je ne crains pas de dérive de ce type aujourd’hui, mais plutôt le risque, chez les militants, de trop moraliser leurs combats et, surtout, de radicaliser leurs positions. Ce que pourrait facilement utiliser l’adversaire. En outre, ils ont des positions « contre », mais peu de propositions « pour ». Or je reste convaincu par la phrase de Lénine : « Pas de praxis sans théorie »

Existe-t-il, à droite, des déçus du trumpisme ? Le Président peut-il perdre des soutiens ?

D’un côté, le fait que Trump ait réussi à corrompre si largement l’électorat républicain pourrait laisser penser, surtout depuis qu’il détient les trois pouvoirs (présidence, les deux chambres, Cour suprême), que la situation pourrait être pire. Avec un vrai danger pour les libertés fondamentales, d’expression, de presse, de réunion, etc. Mais, d’un autre côté, comme le disait Cornelius Castoriadis à propos de l’Union soviétique, son pouvoir est si omnipotent qu’il pourrait s’effondrer tout d’un coup, comme ce fut le cas à l’Est ! De ce point de vue, les membres du Pentagone pourraient finir par être ceux qui lui mettent des bâtons dans les roues.

Par ailleurs, il se peut que certains déçus du trumpisme soient les gens qui l’ont cru quand il a promis, au lendemain de son arrivée à la Maison Blanche, de lancer de grands investissements pour les infrastructures, d’améliorer les routes et de soutenir l’emploi industriel. Enfin, il a tellement baissé les impôts, notamment des plus riches, que le déficit s’envole à un niveau rarement atteint. Comme beaucoup d’économistes prédisent une nouvelle crise majeure d’ici un ou deux ans, il pourrait rencontrer de graves problèmes dans ce domaine, notamment parmi son électorat modeste. 

(1) Students for a Democratic Society.

(2) Éd. François Bourin, 296 pages, 22 euros.

(3) Colonie espagnole jusqu’en 1898, puis territoire états-unien, Porto Rico est autonome depuis 1952. Ses citoyens ont la nationalité états-unienne mais ne participent pas à l’élection du Président et ne sont pas représentés au Congrès.

(4) Le district de Columbia, correspondant au territoire de la capitale Washington, dépend directement du gouvernement fédéral. Ses électeurs ne sont pas représentés au Congrès, mais participent depuis 1961 à l’élection présidentielle.

(5) Voir Politis n° 1523 du 18 octobre.

Dick Howard est professeur émérite de l’université de l’État de New York.

Monde
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