Heidegger antisémite, une gêne française

Deux ouvrages analysent les conséquences de la parution des « Cahiers noirs », où le philosophe confie ses sympathies pour le nazisme.

Olivier Doubre  • 3 octobre 2018 abonné·es
Heidegger antisémite, une gêne française
© photo : Leemage/AFP

Il est des publications tardives, ou posthumes, qui viennent parfois renverser profondément l’approche, les analyses, voire la signification d’une œuvre tout entière. On connaissait, certes, l’engagement en faveur de l’hitlérisme de Martin Heidegger, membre du parti nazi de 1933 à 1945. Pourtant, nombre d’admirateurs, exégètes passionnés et autres « heideggériens » soutenaient que cette adhésion avait été passagère et surtout sans conséquence sur sa pensée, supposée exempte de tout antisémitisme. Cette position était défendue en Allemagne et ailleurs, mais tout particulièrement en France, où l’œuvre du philosophe a eu et continue d’avoir une influence très importante, notamment sur nombre de philosophes de premier plan engagés à gauche (Sartre, Merleau-Ponty, Badiou, Foucault, Derrida, Deleuze…).

Initiée outre-Rhin il y a près de cinq ans, mais toujours pas en France, la publication des Cahiers noirs (dénommés ainsi car composés de cahiers en toile cirée noire) est venue battre vigoureusement en brèche cette version trop idyllique d’une franche séparation entre la philosophie du penseur et ses engagements politiques, fussent-ils brefs. Avec nombre de considérations antisémites, allant jusqu’à accuser les juifs d’être responsables de leur extermination, Heidegger y notait, un peu comme dans un journal intime, ses plus secrètes pensées et analyses.

Les deux présents essais tentent avec brio d’analyser l’impact de la publication des Cahiers noirs dans le très spécial contexte intellectuel français vis-à-vis de Heidegger. Si Nicolas Weill, journaliste au Monde et traducteur d’allemand et d’hébreu, spécialiste du judaïsme et de la Shoah, ne cherche aucunement à nier l’antisémitisme du philosophe allemand, il se refuse à rejoindre le camp de ses adversaires les plus implacables, à l’instar d’un Emmanuel Faye, auteur de Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie (1). Nicolas Weill entend ainsi « échapper aux postures judiciaires, aux instructions à charge comme aux réquisitoires qui, plus encore depuis que le dossier des Cahiers noirs a été ouvert, se partagent le domaine des études heideggériennes ».

François Rastier se place sur un plan différent, en analysant les engouements contemporains pour un certain Heidegger – sans aucun doute, pas le plus admirable – en particulier depuis la découverte des Cahiers noirs. C’est là certainement l’apport le plus précieux de ce livre que de montrer comment la figure et la pensée du philosophe sont aujourd’hui revendiquées par certains islamistes ou réactionnaires de tout poil, tout comme certaines politiques identitaires, dans un véritable « regain heideggérien des droites extrêmes ». Ce qui, même si ces interprétations peuvent être erronées ou réductrices, change beaucoup des lectures des philosophes de gauche d’après-guerre.

(1) Albin Michel, 2005.

Heidegger, messie antisémite. Ce que révèlent les Cahiers noirs François Rastier, Le Bord de l’eau, coll. « Clair & net », 192 pages, 16 euros.

Heidegger et les Cahiers noirs. Mystique du ressentiment Nicolas Weill, CNRS éditions, 208 pages, 23 euros.

Idées
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