Le danger de l’unification des sciences sociales

La rationalité maximisatrice chère à l’économie standard est une invention occidentale. Sous le masque de la science, ce scientisme économique ne peut que conduire à une standardisation du monde.

Mireille Bruyère  • 31 octobre 2018 abonné·es
Le danger de l’unification des sciences sociales
photo : Jean Tirole.
© ERIC CABANIS / AFP

Depuis quelques années, les économistes dits hétérodoxes se sont regroupés au sein de l’Association française d’économie politique (Afep) ou des Économistes atterrés pour faire reconnaître la nécessité d’un pluralisme épistémologique de l’économie. Si les changements restent encore infimes, leur critique du non-pluralisme a eu quelques effets. En témoigne récemment une tribune de Jean Tirole, prix Nobel d’économie, dans laquelle il annonce que l’homo œconomicus est dépassé grâce à l’apport de sciences sociales comme la sociologie ou la psychologie (1). Pourtant, il est aussi le plus ardent opposant à la création d’une discipline « économie et société », qui se définit comme ouverte aux sciences sociales.

Comment comprendre cette apparente contradiction ? C’est que le pluralisme de l’Afep ou des Atterrés n’est pas celui des économistes standards. L’hypothèse théorique centrale de la pensée économique orthodoxe est que l’homme est un être rationnel capable de choisir l’action qui lui rapporte le plus. Au début des années 2000, des travaux de psychologie ont démontré la fragilité de cette thèse. S’est développée alors une articulation de celle-ci et des apports de la psychologie comportementale et cognitive. Parallèlement, l’économie s’est de plus en plus intéressée à des domaines éloignés des questions purement économiques pour s’élargir à tous les choix humains (partage des tâches dans le couple, formation, santé, crime, mariage…).

Ce double mouvement procède d’une même logique scientiste : celle de tenter de découvrir les déterminants universels des actions humaines en faisant appel à d’autres sciences que l’économie, comme la sociologie, les neurosciences ou la psychologie comportementale. En toute logique, Jean Tirole en appelle à une « unification » des sciences sociales. Or, il ne peut y avoir unification sans une épistémologie commune. Ici, une conception occidentale de l’homme comme agent maximisateur, même si cette rationalité est diminuée par des biais liés aux normes sociales, aux émotions et aux limites de nos capacités cognitives. C’est bien une position politique : elle suppose que cette rationalité est bonne en soi, car universelle. Nous savons que cette rationalité maximisatrice est une invention occidentale. Sous le masque de la science, ce scientisme économique ne peut que conduire à une standardisation occidentale du monde.

Ainsi, l’économie comportementale recommande, sur la base de ses résultats, la mise en place du microcrédit pour transformer les pauvres en entrepreneurs. Il s’agit bien d’un projet d’unification des sciences sociales sous l’effet d’un rationalisme occidental qui, pourtant, conduit déjà le monde vers la tragédie écologique. Le danger de ce projet est qu’il porte en lui le germe d’un totalitarisme scientifique. Il ne peut et ne doit pas y avoir unification des sciences sociales, car cela supposerait un principe unique d’interprétation du monde. En revanche, il est souhaitable qu’il y ait débats et controverses : c’est le sens de l’appel au pluralisme de l’Afep. Mais ces controverses ne doivent jamais être éteintes par une quelconque convergence : c’est la condition pour que quelque chose de nouveau puisse advenir dans le savoir.

Chaque semaine, nous donnons la parole à des économistes hétérodoxes dont nous partageons les constats… et les combats. Parce que, croyez-le ou non, d’autres politiques économiques sont possibles.

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