Israël-Palestine : de la réalité

Au nom d’un « réalisme » qui affirme la prééminence de la force sur le droit, comment l’administration Trump a liquidé la solution à deux États et préparé une situation d’apartheid.

Alain Gresh  • 1 novembre 2018 abonné·es
Israël-Palestine : de la réalité
La couverture du hors-série Politis-Orient XXI, paru en octobre-novembre 2018.

Un hors-série Politis et Orient XXI

Dans ce hors-série paru en 2018, Politis et Orient XXI retraçaient l’histoire complexe des relations entre Israël et Palestine. Un numéro exceptionnel à retrouver sur notre boutique.


« La paix ne peut être atteinte que si elle est fondée sur la réalité », déclarait en août 2018 Jason Greenblatt, un des principaux responsables américains, avec Jared Kushner, le gendre du président Donald Trump, du dossier israélo-palestinien. Sous des dehors anodins, cette formulation reflète la philosophie de la Maison Blanche : en Palestine, « la réalité » signifie l’occupation, les colonies et leur extension – plus de 700 000 colons en 2017 –, « l’unification » de Jérusalem, le contrôle brutal par Israël de la vie des Palestiniens. Ce que révèle cette formule, c’est le refus de Washington d’engager des négociations sur la base du droit international et des résolutions des Nations unies qu’ils ont eux-mêmes votées. Avec Donald Trump, les États-Unis ont abandonné toute prétention, même formelle, à jouer le rôle de « médiateur honnête » pour devenir ouvertement une partie prenante du conflit israélo-arabe, comme l’a prouvé la décision de transférer l’ambassade des États-Unis à Jérusalem.

C’est cette vision qui a dicté à la Maison Blanche « l’accord du siècle », annoncé il y a dix-huit mois, censé offrir au monde la solution ultime et définitive au conflit qui déchire le Proche-Orient. On en connaît les grandes lignes : un « État » palestinien sans frontières définies, composé de quelques territoires épars en Cisjordanie et de Gaza ; Israël conserverait ses colonies – c’est Greenblatt qui a expliqué qu’elles « n’étaient pas un obstacle à la paix » – et le contrôle de la frontière sur le Jourdain ; les Palestiniens se verraient octroyer Abu Dis, un faubourg de Jérusalem, comme « capitale » ; et ils devraient renoncer à toute idée de « droit au retour » des réfugiés.

Dans cet esprit, les États-Unis ont lancé une offensive visant la liquidation de l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA), créé en 1949. Non seulement ils ont annulé de moitié leur contribution à l’organisation, mais ils ont développé, comme le reconnaissait Greenblatt, « un effort honnête et sincère [sic !] pour perturber [disrupt] »  l’UNRWA (1). Et Kushner a proposé à la Jordanie de priver de ce statut deux millions de Palestiniens installés dans ce pays.

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(1) Haaretz, 6 août 2018.

L’arrogance de l’administration Trump s’explique en partie par les assurances qu’elle aurait reçues l’an dernier de la part de Mohammed Ben Zayed (MBZ) et Mohammed Ben Salman (MBS), les princes héritiers des Émirats arabes unis et de l’Arabie saoudite, qu’ils arriveraient à amener les Palestiniens à résipiscence et les Arabes dans une Sainte Alliance contre l’Iran, Téhéran remplaçant Tel-Aviv comme ennemi principal.

Mais ce projet a du plomb dans l’aile, la divulgation de « l’accord du siècle » étant sans cesse repoussée. La décision de Trump de transférer l’ambassade américaine de Tel-Aviv à Jérusalem lui a porté sans doute un coup fatal. Que la Maison Blanche ait fait ce choix en dit long sur l’état d’esprit qui règne dans les cercles dirigeants américains : non seulement ils épousent totalement les vues les plus à droite en Israël, mais ils sont incapables d’anticiper les répercussions de leurs actes, tant le monde arabe, ses aspirations et ses préoccupations leur sont étrangers.

Dès le mois de juin dernier, l’Autorité palestinienne recevait une lettre d’assurance de trois importants leaders « modérés », le roi de Jordanie, le président égyptien et le roi d’Arabie saoudite, lequel désavouait ainsi son fils MBS. Leur objectif, écrivaient-ils, reste la création d’un État palestinien indépendant avec Jérusalem comme capitale et « une solution juste » du problème des réfugiés en conformité avec la résolution de l’Assemblée générale des Nations unies de décembre 1948. Ces principes étaient ceux d’un consensus arabe proclamé lors du sommet de Beyrouth de 2002.

Comment expliquer cette position ? Selon une étude récente sur l’état de l’opinion publique arabe, plus de 75 % des personnes interrogées (et plus de 80 % des Saoudiens) pensent que la Palestine est une cause qui concerne tous les Arabes. Elles sont aussi massivement opposées aux accords passés avec Israël, que ce soit par l’Égypte ou par l’OLP à Oslo. 90 % considèrent qu’Israël est une menace pour la sécurité (66 % pensent de même de l’Iran)(2). Peut-on imaginer le roi d’Arabie saoudite, quelles que soient ses pensées secrètes, entériner un plan qui tirerait un trait sur Jérusalem, le troisième lieu saint de l’islam avec la mosquée Al-Aqsa, lui qui a le titre de « gardien des deux saintes mosquées de l’islam » (La Mecque et Médine) ?

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Sondage publié par l’Arab Center Research and Policy Studies, Doha, 9 mai 2018.

Comme l’administration Trump n’a pas encore trouvé la formule magique pour résoudre le problème palestinien sans les Palestiniens, elle a cherché à négocier avec l’Autorité palestinienne, dont la « modération » fait l’objet de nombreuses critiques de la population. Or, même cette direction a coupé tout contact avec l’administration depuis le transfert de l’ambassade des États-Unis à Jérusalem. Interrogé le 24 juin dernier par le quotidien arabe de Jérusalem Al-Quds sur ce refus, Jared Kushner expliquait avec arrogance : « Les dirigeants palestiniens [ont] peur que nous révélions notre plan de paix et que le peuple palestinien l’apprécie parce qu’il leur donnera de nouvelles possibilités d’avoir une vie bien meilleure. » Est-il stupide ou mal informé ? A-t-il vraiment discuté avec des Palestiniens ? A-t-il lu les sondages qui, s’ils confirment l’impopularité de Mahmoud Abbas, lui demandent d’adopter des positions plus fermes et d’arrêter toute coopération sécuritaire avec Israël ? Croit-il vraiment qu’une aide économique massive (que les États-Unis demanderaient sans doute aux pays du Golfe de financer) amadouera un peuple qui se bat pour ses droits nationaux depuis un siècle ? L’histoire le démontre amplement, les êtres humains ne vivent pas seulement de pain, et on voit mal les Palestiniens renoncer à leur État pour un plat de lentilles.

Il est vrai que les Palestiniens traversent une crise politique grave, avec les divisions entre le Fatah et le Hamas, l’absence de stratégie claire de leur direction, le déséquilibre des forces en présence. Mais, comme l’ont prouvé « les marches du retour » à Gaza, ils ne sont pas prêts à capituler. Fin avril 2017, un certain nombre d’élus républicains du Congrès américain ont créé un groupe baptisé Israel Victory. «Nous croyons, expliquaient-ils, qu’Israël est victorieux dans la guerre et que ce fait doit être reconnu si on veut aboutir à la paix entre Israël et ses voisins.» Pourtant, il est peu probable que les Palestiniens reconnaissent jamais cette « victoire ».

Leur détermination est confortée par la place que la Palestine continue d’occuper dans l’agenda diplomatique international, comme l’a prouvé l’acceptation de l’État de Palestine comme pays non membre des Nations unies. Le fait que le bloc des pays non-alignés de l’ONU (au nombre de 135) l’ait désigné comme président de leur groupe à partir de janvier 2019 est aussi significatif. Et, pour la première fois après les massacres de Gaza, le secrétaire général des Nations unies, António Guterres, a proposé d’envoyer une force de l’ONU pour protéger les Palestiniens. 

Mais le principal atout des Palestiniens, au-delà de leur détermination, est la stratégie de Tel-Aviv. Sur le territoire historique de la Palestine, vivent désormais autant de Palestiniens que d’Israéliens juifs. Le refus de la solution à deux États par les gouvernements israéliens successifs, et encore plus clairement depuis que Benyamin Netanyahou est au pouvoir, ne laisse qu’un seul choix, celui de l’apartheid. Ce choix a été confirmé par l’adoption de « la loi sur la nation », qui confirme le caractère juif de l’État d’Israël : sur le même territoire vivent deux populations qui ne sont pas soumises aux mêmes lois, certains ayant bien plus de droits que d’autres.

Cette évolution a encouragé le développement à travers le monde du mouvement Boycott, désinvestissement, sanctions (BDS), qui appelle à appliquer à Israël, de manière pacifique, les méthodes qui ont été utilisées contre l’Afrique du Sud de l’apartheid. Même aux États-Unis, le lobby pro-israélien s’inquiète de la montée de BDS dans les jeunes générations, y compris dans la communauté juive. Comme le constatait Noam Chomsky le 1er août, « Israël a été l’enfant chéri de l’Amérique libérale et progressiste, il ne l’est plus ».

Depuis des décennies, les gouvernements israéliens et américains, et quelques européens aussi, ont rêvé de voir les Palestiniens « sombrer dans la mer », pour reprendre une formulation d’Itzhak Rabin à propos de Gaza. Mais, malgré les défaites et les guerres, la Palestine a survécu, et cette « réalité » est plus forte que tous les plans de Netanyahou ou de Trump.

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Temps de lecture : 8 minutes