Inégaux devant la guerre

Pour les hommes, les femmes et les enfants, le conflit de 1914-1918 ne fut pas le lieu d’un consensus entre les classes, comme on l’entend souvent. Des historiens éclairent les rapports de domination qui s’y jouèrent.

Laurence De Cock  et  Mathilde Larrère  • 13 novembre 2018 abonné·es
Inégaux devant la guerre
© photo : L’aviatrice Marie Marvingt a servi pendant la Première Guerre mondiale.

Il commençait pourtant bien, ce périple présidentiel : « Il s’agit de donner du sens aux combats des poilus, ouvriers, paysans, artisans, instituteurs, tombés au champ d’honneur », soulignait-on à l’Élysée. Voilà qui s’inscrivait assez dans une histoire populaire de la guerre, à rebours d’un roman national si prompt à commémorer les lauriers des généraux, quitte à oublier leurs crimes postérieurs.

Produire une histoire populaire de la guerre, c’est en effet prendre en compte ces hommes, femmes et enfants mis en guerre dans des conditions dont tous les historiens soulignent l’extrême violence ; saisir leurs formes d’implication au front comme à l’arrière, mais aussi leurs résistances, leurs mutineries ou leurs stratégies plus discrètes de survie. Car le citoyen, rappelle Frédéric Rousseau dans son dernier ouvrage (1), même lorsqu’il devient soldat, demeure un acteur social. C’est pourquoi quelques ouvrages historiques s’attachent à quitter les domaines de la diplomatie ou du militaire pour saisir comment la situation de guerre a rejoué des rapports de domination loin du consensus belliciste trop souvent présenté encore comme allant de soi. Nicolas Mariot (2) montre par exemple que la tranchée ne fut pas une énorme machine à niveler les appartenances sociales par la communion dans la souffrance, mais au contraire le lieu d’une accentuation des distances sociales entre des hommes du peuple parfois familiarisés avec la rudesse des conditions et des intellectuels ou des bourgeois tiraillés entre leur besoin de distinction et la nécessaire alliance interclasse requise par les dangers.

Il y a les femmes aussi, plus inconnues encore que le Soldat inconnu. Certes, elles sont absentes des monuments aux morts, car la modernisation des armées s’était faite en les excluant des régiments. Trop souvent, on ne les présente que comme victimes des conflits, ce qu’elles furent, certes, assumant souvent seules les difficultés de l’arrière, et cibles de violences genrées dont le viol de guerre est une forme ultime mais tristement banale. Mais elles furent aussi actrices, comme le rappelle le bel ouvrage collectif dirigé par Évelyne Morin-Rotureau (3) : envoyées au front comme infirmières, comme prostituées dans les bordels organisés par l’état-major, mobilisées sur les champs du travail, dans les usines d’armement. Nombre d’entre elles rejoignent les combats pacifistes derrière Gabrielle Duchêne en France. Elles seront pourtant brutalement remises à la place qu’on considérait être la leur dans l’après-guerre.

Aux côtés des femmes, il y a les enfants assommés de propagande patriotique « anti-boche » à l’école, dont l’historienne Manon Pignot (4) a retracé les manières de rejeter ou de transformer les dures réalités de la souffrance et de la mort ; des enfants que l’on imagine galvanisés par les combats mais qui, très souvent, s’ennuient et, envers et contre tout, poursuivent leurs jeux.

Il y a bien sûr les hommes indigènes, soldats coloniaux ou travailleurs dans les usines. On sait désormais qu’ils ne furent pas davantage que leurs frères ouvriers jetés dans la gueule des armes ennemies ; mais si, en usine, on évitait les obus, les conditions de travail étaient très dures, ce contre quoi les ouvriers mobilisés (indigènes notamment) ne pouvaient lutter, car les droits de se syndiquer et de faire grève leur avaient été retirés. Ils et elles luttèrent pourtant, surtout à partir de 1917, obtenant des améliorations salariales (notamment l’égalité hommes-femmes) et de conditions de travail, ouvrant un cycle de conflictualité de classe auquel l’armistice ne mit pas fin et qui se prolongea jusqu’à la sévère répression de 1919-1920 (mais, avant, la journée de 8 heures avait été arrachée).

Il faut pourtant célébrer la victoire, nous disent aujourd’hui les conseillers du prince. Mais réduire l’armistice à une victoire est une vision atrophiée qui néglige la dimension profondément mondiale du conflit, la réduit à une lecture strictement militaire, s’assoit sur l’esprit des anciens combattants de l’après-guerre, plus soucieux de deuil et de pacifisme que de triomphalisme guerrier.

De la même manière, ceux qui martèlent à l’aveugle le patriotisme viscéral des poilus comme un exemple à suivre ne comprennent pas grand-chose à une histoire qui témoigne d’un rapport socialement et géographiquement différencié à la patrie, une réalité parfois très éloignée des préoccupations de celui qui a faim et peur, et dont le premier vœu est de retrouver la tranquillité d’un chez-soi dont il ne comprend pas toujours pourquoi on l’en a subitement privé.

(1) 14-18, penser le patriotisme, Frédéric Rousseau, Gallimard, « Folio ».

(2) Tous unis dans la tranchée ? Nicolas Mariot, 2017, Points.

(3) Combats de femmes, 1914-1918, Évelyne Morin-Rotureau, 2014, Autrement.

(4) Allons enfants de la patrie. Génération Grande Guerre, Manon Pignot, 2012, Seuil

Idées
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