Israël-Palestine : le double langage français

Après un « âge d’or » des relations franco-israéliennes dans les années 1950 puis la prise de distance gaullienne, Sarkozy, Hollande et Macron sont revenus dans le giron israélien au nom de la lutte antiterroriste.

Denis Sieffert  • 1 novembre 2018 abonné·es
Israël-Palestine : le double langage français
La couverture du hors-série Politis-Orient XXI, paru en octobre-novembre 2018.

Un hors-série Politis et Orient XXI

Dans ce hors-série paru en 2018, Politis et Orient XXI retraçaient l’histoire complexe des relations entre Israël et Palestine. Un numéro exceptionnel à retrouver sur notre boutique.


Quand on évoque les relations de la France avec le Proche-Orient, la passion est plus souvent au rendez-vous que la raison. Pourquoi cette incandescence ? Les causes sont multiples. Historiques, d’abord, et parfois fort lointaines. Démographiques et culturelles, ensuite, dans la France d’aujourd’hui où se croisent les populations juives et arabes les plus importantes d’Europe, et où les souffrances coloniales sont encore vives.

Pour mesurer l’implication de la France dans cette région du monde, on pourrait remonter aux croisades. Contentons-nous de prendre pour point de départ la Révolution. Cette grande Révolution, dont Henry Laurens dit qu’elle « commence par la Déclaration des droits de l’homme et se termine en expédition coloniale ». C’est là, en Égypte et en terre de Palestine, que la volonté d’universalisation des idées révolutionnaires trouve son premier théâtre d’action. C’est là aussi que la France connaît sa première déconvenue, lorsque Bonaparte doit renoncer à la conquête de Saint-Jean d’Acre. Un peu plus d’un siècle plus tard, la France subira une autre déconvenue aux conséquences toujours d’actualité. À l’automne 1917, le gouvernement français se fait damer le pion par le Royaume-Uni, qui impose son administration militaire sur Jérusalem, dans le cadre du partage des dépouilles de l’Empire ottoman aux dépens des Arabes.

Pour une partie de la communauté, le sionisme cesse d’être un mouvement politique pour s’identifier à Israël.

Longtemps Paris a envisagé le sionisme comme un instrument de l’influence britannique. Même les juifs de France sont plus que réticents, partagés entre un sionisme diasporique (« J’ai aidé de mon mieux à la constitution du “Heimat national juif” en Palestine et je n’ai jamais songé à quitter la France », avouait par exemple Léon Blum en 1947) et une majorité anti-communautaire favorable à l’assimilation, sans doute inspirée par la célèbre phrase du comte de Clermont-Tonnerre, le 23 décembre 1789 : « Il faut tout refuser aux juifs comme nation, tout leur accorder comme individus. » La bataille d’influence a donc été longue et difficile pour les sionistes français, malgré une Ligue des amis du sionisme fondée dès 1917.

Tout change après guerre. À partir des années 1950, commence l’âge d’or des relations franco-israéliennes. La SFIO est l’instrument de cette entente quasi fusionnelle. À l’origine, il y a évidemment un sentiment de culpabilité au lendemain de la Shoah. Il y a aussi une hostilité grandissante à l’égard du monde arabe dans un pays qui, depuis le 1er novembre 1954, est engagé en Algérie dans une guerre qui ne dit pas son nom. Le colonialisme français entre dans une sorte de correspondance empathique avec le colonialisme israélien. Un troisième facteur joue en faveur d’Israël : l’idéal kibboutznik, qui séduit une partie de la jeunesse française entretenue dans le déni de la question palestinienne. Quand les Arabes de Palestine ne sont pas niés, ils sont regardés avec commisération et jamais comme acteurs de l’histoire. Les récits de Joseph Kessel et d’Albert Londres, parfois d’un racisme désinvolte, façonnent encore l’imaginaire français.

Au niveau politique, cette relation fusionnelle se traduit par une violente et commune hostilité au nationalisme de l’Égyptien Gamal Abdel Nasser, leader du monde arabe et soutien du FLN algérien. L’engagement israélien et anti-arabe de la IVe République se concrétise par de mirifiques contrats d’armement, jusqu’à « une véritable symbiose des états-majors », comme le souligne Jean Lacouture dans son De Gaulle. Mais l’idylle vire au fiasco. L’opération militaire franco-anglo-israélienne de novembre 1956 sur le canal de Suez, dont le but inavoué était de faire tomber Nasser, tourne à la confusion des assaillants.

Avec l’arrivée du général de Gaulle en 1958, et plus encore avec la fin de la guerre d’Algérie en 1962, les relations franco–israéliennes se détériorent. Même si les contrats sont honorés. Certes, l’historien Elie -Barnavi affirmera, ironique, qu’Israël a gagné la guerre des Six-Jours de juin 1967 avec des Mirages français. Il n’empêche, de Gaulle impose deux embargos sur les armes. Au mois de novembre, dans une conférence de presse qui prophétise la volonté expansionniste d’Israël, il prononce cette fameuse sentence sur le peuple juif « sûr de lui-même et dominateur ». Il est vrai que les Champs-Élysées avaient été le lieu de démonstrations de solidarité avec l’État hébreu qui ont choqué le Général.

Pour la France, 1967 est l’année du grand tournant. La communauté juive connaît une profonde transformation. Les quelque 120 000 juifs venus d’Algérie, souvent revanchards à l’égard du monde arabe, sont en rupture avec la tradition du judaïsme français. Ils ne craignent pas d’exprimer une solidarité véhémente avec Israël. Le sionisme trouve un terreau favorable. Et le concept même est l’objet d’une manipulation. Le sionisme cesse, dans l’esprit d’une grande partie de la communauté, d’être un mouvement politique pour s’identifier à Israël.

Parallèlement, grandit un mouvement anticolonial pro-palestinien qui fusionne d’abord avec la défense des immigrés. De ce côté, le PCF, les organisations maoïstes, des gaullistes et des chrétiens de gauche se retrouvent dans une nébuleuse d’associations.

Les années Pompidou connaîtront un surcroît de tensions. L’assassinat par le Mossad du représentant officieux de l’OLP, Mahmoud Hamchari, en décembre 1972 provoque une grave crise entre Paris et Tel-Aviv. Puis Giscard assure plus qu’une continuité. En visite en Jordanie, il déclare en 1974 que l’OLP est un « interlocuteur qualifié ». Et, au mois de juin, sous l’impulsion de la France, le Conseil européen de Venise mentionne explicitement la confédération palestinienne. Enfin, la France ouvre en 1974 un « bureau d’information » de l’OLP à Paris.

Élu en 1981, François Mitterrand est réputé « ami d’Israël », selon un langage codé qui suggère un soutien inconditionnel. Les Israéliens espèrent un revirement. Ce ne sera pas le cas. En mars 1982, le président socialiste ne manque pas de plaider devant la Knesset pour la création, « le moment venu », d’un État palestinien. Et, en deux circonstances au moins, il va sérieusement contrarier les projets des gouvernements israéliens. Au cours de l’été 1982, l’armée française exfiltre Yasser Arafat de Beyrouth, alors que le chef de l’OLP était à la merci des troupes d’Ariel Sharon. Et, en mai 1989, il reçoit Arafat avec les honneurs dus à un chef d’État.

Les choses n’évoluent guère sous la présidence Chirac, à partir de 1995. Mais c’est un coup d’éclat, en réalité anecdotique, qui lui vaut une durable popularité chez les Palestiniens. C’est le fameux « Do you want me to go back to my plane ? », véritable coup de sang contre les services de sécurité israéliens qui l’empêchent d’aller au contact de la population dans la vieille ville de Jérusalem. Mais, bon an, mal an, Chirac, comme Mitterrand, Giscard et Pompidou, s’inscrit dans les pas de Charles de Gaulle.

La situation internationale évolue considérablement avec l’échec de Camp David en juillet 2000, la provocation de Sharon se rendant sur l’esplanade des Mosquées, puis l’explosion de la deuxième Intifada et la sanglante répression qui s’ensuit. Ces événements créent un climat d’extrême tension dans la société française, apportant une nouvelle fois la preuve, comme en 1967, que le conflit a des conséquences immédiates dans notre pays. Les attentats du 11 septembre 2001 vont donner lieu quelques mois plus tard à une exploitation éhontée par la droite israélienne et ses relais en France. Le colonialisme israélien se pare des vertus de la résistance anti-jihadiste. Sharon compare Arafat à Ben Laden. La revendication territoriale palestinienne est niée et amalgamée au jihad. Une poignée d’intellectuels français, souvent dans la mouvance du Parti socialiste, ne ménagent pas leurs efforts pour diffuser cette propagande.

Avec Nicolas Sarkozy, élu en 2007, puis François Hollande, à partir de 2012, les proclamations d’amitié à l’égard d’Israël, et même d’« amour pour Israël et ses dirigeants » (François Hollande, en 2013), se multiplient, y compris dans les pires circonstances de bombardement sur la population de Gaza. Le premier innove en se rendant au dîner annuel du Crif, instance devenue plus « israélienne » que l’ambassade d’Israël. Formellement, le discours en faveur de la solution à deux États est maintenu, mais il est de plus en plus déphasé à mesure que la colonisation empiète en Cisjordanie et que le blocus asphyxie Gaza. La politique de soutien à Israël de Sarkozy et de Hollande (et de son Premier ministre, Manuel Valls) est transférée sur le terrain intérieur. On tente de délégitimer toute critique d’Israël. Une offensive visant à criminaliser l’appel au boycott est lancée par une circulaire de la ministre de la Justice de Sarkozy, Michèle Alliot-Marie, en 2010.

Le soutien à Israël de Sarkozy et de Hollande est transféré sur le terrain intérieur. On délégitime toute critique d’Israël.

Cette politique marque une rupture totale avec la doctrine gaullienne, mais en sauvegardant les apparences de la continuité. Le discours sur la solution à deux États devient un rituel qui ne trouble pas la droite israélienne, pas plus que les « appels à la retenue » quand la répression s’intensifie. En réalité, la France développe ses relations bilatérales avec Israël comme si la Palestine n’existait pas. Elle contribue à faire d’Israël un allié dans « la guerre contre le terrorisme » et un quasi-membre de l’Union européenne.

La vraie bataille de soutien se mène de plus en plus depuis le ministère de l’Intérieur, pour faire taire toute expression de solidarité avec les Palestiniens et de rappel au droit international. Pas question non plus d’envisager la moindre sanction économique. Les appels à la suspension de l’accord d’association Union européenne-Israël, signé en 1995, restent vains. Le jeune avocat franco-palestinien Salah Hamouri est abandonné à son sort dans les geôles israéliennes. Seule avancée, sous la pression, il est vrai, d’une diplomatie palestinienne très active à Paris et à Bruxelles, le vote, en octobre 2011, de la France en faveur de l’adhésion de la Palestine comme membre de l’Unesco et, un an plus tard, comme État non-membre de l’ONU.

Quant à Emmanuel Macron, il n’entretient pas seulement l’amalgame entre antisionisme et antisémitisme par le verbe, il répand aussi la confusion par des actes symboliques, comme lorsqu’il invite Benyamin Netanyahou à commémorer à Paris la rafle du Vél d’Hiv. Ce soutien à peine déguisé au gouvernement d’extrême droite israélien creuse une fracture avec une opinion publique qui a de la politique israélienne une image de plus en plus négative.

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