Les Libyens en quête d’unité

Après une large consultation populaire saluée par tous, une conférence nationale de réconciliation devrait avoir lieu en janvier, avant des élections au printemps. Un pari qui n’est pas encore gagné.

Denis Sieffert  • 28 novembre 2018 abonné·es
Les Libyens en quête d’unité
© photo : Une réunion de réconciliation organisée le 28 mars 2018 dans la ville de Zintan, au sud-ouest de Tripoli.crédit : MAHMUD TURKIA/AFP

U n puzzle qui a éclaté avec les événements de 2011 » : c’est ainsi que Ghassan Salamé décrit la Libye, sept ans après la chute de Mouammar Kadhafi. Selon l’envoyé spécial de l’ONU, « il n’y a pas une milice par ville, mais souvent plusieurs », et « la division entre est et ouest est une fiction européenne » (1). C’est dans ce contexte de dislocation et de violence que la mission des Nations unies dont il a la charge conduit depuis plusieurs mois un processus inédit de consultation populaire.

La démocratie participative peut-elle sauver la Libye ? Ancien diplomate, missionné par le Centre pour le dialogue humanitaire auprès de Ghassan Salamé, Patrick Haimzadeh veut le croire. Après 77 réunions qui ont rassemblé quelque 700 000 personnes et suscité 1,8 million de commentaires sur les réseaux sociaux – un chiffre impressionnant dans un pays de 6 millions d’habitants –, Patrick Haimzadeh trouve quelques raisons d’espérer. « Nous avons surtout constaté, dit-il, une forte demande d’État et une affirmation de libyanité. »

Le constat n’est pas anodin dans un pays dont l’unité est historiquement contestée depuis la colonisation italienne. Vaste comme deux fois et demie la France, divisée en trois régions qui ont chacune leur métropole, la Libye est de surcroît confrontée depuis 2016 à une situation de double pouvoir, avec le gouvernement présidé par Fayez Al-Sarraj, basé à Tripoli, à l’ouest, et reconnu officiellement par la communauté internationale, et un Parlement établi à Tobrouk, dans la partie la plus orientale, contrôlée par le maréchal Khalifa Haftar, proche du dictateur égyptien Abdel Fattah Al-Sissi.

Ce qu’il s’est vraiment passé en 2011

Le soulèvement de 2011, inscrit dans le sillage des révolutions tunisienne et égyptienne, a débuté en Libye le 13 février. Une semaine plus tard, Benghazi, la grande ville orientale, est aux mains des insurgés, qui progressent alors vers l’ouest en direction de Tripoli, contrôlé par le régime. Mais, à partir du 13 mars, les forces loyalistes reprennent l’initiative. Le 15 mars, elles sont aux portes de Benghazi. La France de Nicolas Sarkozy prend alors l’initiative d’une résolution qui autorisera une intervention aéronavale, bientôt suivie par le Royaume-Uni et les États-Unis. La réalité de la menace que les forces pro-Kadhafi faisaient peser sur Benghazi fait l’objet d’une controverse. Il est en tout cas établi que les bombes lancées par les avions français le 19 mars ont suffi à mettre en déroute les troupes fidèles au régime. Le mandat confié par l’ONU dans le cadre de la résolution 1973 aurait pu être considéré comme rempli. Mais, sous l’impulsion de Paris, et pour des raisons encore obscures, les forces occidentales et bientôt l’Otan vont largement outrepasser ce mandat et mener la guerre jusqu’à la chute et la mort de Mouammar Kadhafi, au mois d’octobre.

Le vide politique qui s’ensuit débouche sur une nouvelle guerre civile. Le pays tombe aux mains de milices surarmées, tribales ou religieuses, ou parfois à la solde d’un seul homme, comme le maréchal Haftar. Attentats et assassinats se succèdent. Fin mars 2016, soutenu par l’ONU, un gouvernement s’installe à Tripoli, bientôt reconnu par le Parlement établi à Tobrouk. Mais, sur le terrain, les milices continuent de faire la « loi ». Au total, l’intervention occidentale, sous couvert de buts humanitaires, a précipité la Libye dans le chaos.

La consultation populaire a également mis en évidence la méfiance à l’égard des ingérences extérieures (voir encadré). Sur ce point, il n’est pas sûr que la conférence de Palerme des 11 et 12 novembre, dite de « réconciliation nationale », ait été de nature à rassurer les Libyens. Malgré l’image de Fayez Al-Sarraj serrant la main du maréchal Haftar, la présence au plus haut niveau de tous les États voisins mais aussi de la France (représentée par Jean-Yves Le Drian), de l’Italie et de la Russie a bien montré que le dossier libyen était plus que jamais une affaire internationale. Cela, notamment, en raison du nombre de migrants venus d’Afrique subsaharienne qui tentent de passer par la Libye pour rejoindre l’Europe. Ce n’est d’ailleurs pas tant le traitement qu’ils y subissent qui préoccupe les capitales européennes (on se souvient de ces images sordides de migrants réduits à l’état de marchandise humaine) que le souci de contenir à tout prix la vague migratoire sur la rive sud de la Méditerranée.

Un autre dossier explique la forte implication extérieure : le pétrole. Le français Total, déjà concessionnaire du principal champ du pays, vient de racheter à l’américain Marathon Oil une participation dans les concessions libyennes du champ pétrolier de Waha. La concurrence fait rage avec l’italien ENI, qui vient d’acquérir 42,5 % des parts de BP en Libye. Les Libyens ne sont donc pas près d’être débarrassés des ingérences étrangères. Le pétrole libyen est d’autant plus convoité qu’il est facile d’accès et bon marché…

Toutefois, le principal obstacle sur le chemin de la reconstruction, sinon de la démocratie, est la question sécuritaire. Patrick Haimzadeh a pu se féliciter que nulle part le processus n’ait été entravé par les milices. Sans doute en raison de son caractère délibérément « inclusif » : « L’imam comme le commerçant et le milicien ont été invités. Beaucoup de femmes étaient présentes. Même les partisans de l’ancien régime de Mouammar Kadhafi ont pu participer », souligne-t-il. « À Sebah [la grande ville du Sahara libyen], nous avons même obtenu un cessez-le-feu des milices pendant la réunion », raconte l’ancien diplomate, qui constate « à la fois une demande de renforcement des pouvoirs locaux – les maires élus en 2014 sont généralement très appréciés – et une affirmation d’unité ». Mais, en septembre, des affrontements entre milices rivales ont encore fait 120 morts à Tripoli. Et les sanctions décrétées par les instances internationales à l’encontre des chefs de guerre ont créé de nouvelles tensions, comme dans un engrenage sans fin. « La population veut, sinon le désarmement des groupes armés, du moins leur intégration dans les forces de sécurité régulières », insiste Patrick Haimzadeh. Ce qui suppose un consensus politique.

Autre demande exprimée dans les réunions, le refus de confier le destin du pays à un nouvel homme providentiel. Selon Patrick Haimzadeh, le maréchal Haftar, qui postule à ce rôle, serait aujourd’hui prêt à se rallier à un processus électoral. Mais l’attitude du maréchal, considéré par beaucoup comme « l’homme des Américains », est pour le moins ambiguë. Au lendemain de la conférence de Palerme, il est revenu à la charge pour revendiquer le titre de commandeur suprême de l’armée. Suivant le tragique modèle égyptien, la Libye pourrait alors se retrouver, au terme de plusieurs années de confusion, avec un régime plus tyrannique que le précédent.

L’objectif onusien est l’organisation d’élections au printemps 2019. Là encore, l’espoir vient de la population. On se souvient que, dans un pays qui n’a aucune tradition démocratique, les premières élections de juillet 2012 avaient suscité un véritable engouement. « La suite a prouvé que ce scrutin, qui s’était bien passé, était prématuré », estime aujourd’hui Patrick Haimzadeh. Pour l’heure, il s’agit d’obtenir de tous les protagonistes qu’ils acceptent le verdict des urnes et de libérer le gouvernement de Tripoli, dit d’union nationale, de la dépendance des milices. Autant dire que le pari démocratique n’est pas encore gagné. En attendant l’échéance du printemps prochain, il faudra à la mission de l’ONU organiser la tenue d’une conférence nationale directement issue de la consultation, mais aux contours encore mal définis.

(1) Entretien sur France 24, le 21 novembre.

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