Les non-dits du discours

Dans le monde actuel, et à la différence de 1914, ce sont les « aimables libéraux », et les progressistes, qui préparent le populisme. Voilà bien là l’angle mort de toute pensée libérale.

Denis Sieffert  • 14 novembre 2018
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Les non-dits du discours
© photo : SAUL LOEB / AFP

Excusez-moi, je dois quitter votre Forum de la paix car il me faut aller superviser nos bombardements sur Gaza. » Si le Premier ministre israélien, Benyamin Netanyahou, n’a peut-être pas prononcé exactement ces mots, le 11 novembre, en partant précipitamment de Paris, c’est au moins l’idée, et la plus cruelle des vérités. Pouvait-on imaginer démenti plus cinglant à l’entreprise faussement œcuménique imaginée par Emmanuel Macron ? Il ne faut pas s’en étonner, puisque le Président français n’avait rien trouvé de mieux pour célébrer le centenaire de l’armistice de 1918 que d’inviter quelques-uns des plus fieffés faiseurs de guerre de notre époque. Ils étaient presque tous là, en haut des Champs-Élysées, Erdogan, Poutine, Trump, Sassou-Nguesso, Netanyahou, donc, et quelques autres. Les Kurdes, les Syriens, les migrants honduriens, les Palestiniens, les Sahraouis, eux, étaient invités – si j’ose dire – à regarder de loin les honneurs rendus à leurs bourreaux.

Le plus étonnant dans cette affaire, c’est cet état d’hypnose qui semble plonger collectivement le public et les commentateurs incapables de voir ou de dénoncer un énorme mensonge par lequel les personnages les moins recommandables volent, en quelque sorte, l’émotion due aux morts de 14-18. Puissance du sacré. Il a fallu deux Femen pour briser à leur façon, et pendant une poignée de secondes, les codes de cette opération de propagande planétaire. On comprend évidemment le coup de « com » pour un Président français d’autant plus enclin à renforcer son statut international qu’il est en chute libre dans les sondages. Mais il y a autre chose. Comme une fausse candeur qui voudrait faire accroire qu’une bonne leçon de morale suffirait à changer la face du monde. « Additionnons nos espoirs ! », s’est exclamé l’orateur devant un parterre de cyniques, tous jubilant de l’absolution qui leur était si généreusement accordée.

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Il y a bien sûr la part inévitable de mauvaise littérature dans ce genre d’exercice, mais il y a aussi, et surtout, les racines d’une pensée politique mystificatrice. Un simple survol du discours met en évidence un vocabulaire qui relève plus de la magie que de la politique. Ce nationalisme dénoncé par Macron, et qui serait coupable de toutes les guerres, ne serait que « démons anciens » qui menacent de « ressurgir ». On serait nationaliste parce qu’on cède à une « fascination pour le repli et la violence ». Comme on le voit, il ne reste pas beaucoup de place dans ce tableau pour l’analyse sociale. Nous voilà en face d’un monde manichéen, partagé entre des nationalistes surgis de nulle part et d’aimables libéraux progressistes qui les combattent. Le Mal et le Bien. Trump et Macron. Le nationalisme ne serait rien d’autre qu’un vilain trait de caractère.

C’est désormais habituel dans le discours élyséen. Tout de même, il y avait cette fois une nouveauté : le patriotisme. La trouvaille du jour qui ressemble aussi à un ajustement stratégique. Les progressistes sont aussi des patriotes. Façon assez subtile d’aller pêcher un peu dans les eaux troubles du nationalisme. Ce mauvais discours interdit de penser ce qui est pourtant une évidence : dans le monde actuel, et à la différence de 1914, ce sont les « aimables libéraux », et les progressistes, qui préparent le populisme. Voilà bien là l’angle mort de toute pensée libérale. Ce qui ne doit pas être dit.

À cet égard, l’émergence du mouvement des « gilets jaunes » est édifiante. Nous pouvons toujours déplorer qu’une sorte de jacquerie s’organise à partir d’une thématique antifiscale et anti-écologiste. Nous pouvons regretter son caractère poujadiste. Nous pouvons nous inquiéter que la colère soit récupérée par la droite et l’extrême droite. Mais à qui la faute ? Les dispositions anti-diesel auraient évidemment pu être comprises et admises si elles avaient été précédées de mesures améliorant au moins de façon équivalente le pouvoir d’achat de ceux qui font un usage important et souvent professionnel de leur voiture. Bref, si cela s’inscrivait dans une politique fiscale globale et juste.

Au lieu de ça, les hausses du prix des carburants apparaissent moins comme une mesure de santé publique que comme une nouvelle injustice fiscale. Tout le monde constate l’incohérence d’une politique qui, dans le même temps, ferme des gares et condamne des lignes de chemin de fer. À moins que la seule cohérence soit budgétaire. Renflouer les caisses de l’État sur le dos des classes moyennes, après les cadeaux faits aux riches.

Pris de panique devant l’ampleur de la mobilisation, le gouvernement a proposé ces jours-ci une succession de mesures compensatoires souvent, elles aussi, incohérentes et contradictoires (lire notre « événement » ici). Mais la vraie question qui se pose à présent est de savoir comment va tourner ce mouvement. De quel côté vont pencher ces « gilets jaunes » ? Ne faisons ici ni procès d’intention ni prophétie hasardeuse. Gardons-nous surtout de critiquer ceux de nos amis qui choisissent, pour d’excellentes raisons, de participer aux manifestations. Constatons seulement qu’il y a là très exactement le terreau du populisme de droite et d’extrême droite. Il y a là aussi de quoi montrer les faiblesses du discours du 11 novembre qui, décidément, sonnait terriblement faux à nos oreilles.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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