Gilets jaunes et colère noire

Samedi 17 novembre, les opposants à la hausse prévue des carburants bloqueront les routes. La mobilisation s’étend, alimentée par un sentiment de trahison et d’injustice sociale.

Agathe Mercante  • 14 novembre 2018 abonné·es
Gilets jaunes et colère noire
© photo : JEFF PACHOUD/AFP

Au départ, le sentiment d’une trahison : Françaises, Français, il vous coûtera moins cher de rouler avec des véhicules à moteur diesel. Plus chers à l’achat, ils consomment moins que les voitures à essence et se revendent à des prix plus élevés… Durant trente ans, les gouvernements ont incité les automobilistes à s’équiper de ces véhicules roulant au gazole. Au profit de l’industrie automobile française, certes, mais au détriment de l’environnement (émissions de gaz à effet de serre) et de la santé (les gaz d’échappement des moteurs diesel sont classés parmi les produits cancérogènes « certains » par le Centre international de recherche sur le cancer et l’agence pour le cancer de l’Organisation mondiale de la santé).

C’est sur la base de cette première trahison que la majorité d’Emmanuel Macron en échafaude une seconde : sous couvert de lutte pour le climat, l’article 19 du projet de loi de finances prévoit une hausse de la TICPE (taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques). Cela revient à dire que les propriétaires de véhicules diesel devront s’acquitter, dès le 1er janvier 2019, de 6,5 centimes d’euro supplémentaires par litre (2,9 centimes pour les véhicules à essence).

Si une hausse de la taxation du diesel peut se défendre pour des raisons de défense du climat et de santé publique, celle-ci donne surtout l’impression de servir de paravent à d’autres mesures fiscales. Selon François Carlier, délégué général de l’association Consommation, logement et cadre de vie (CLCV), reçu en septembre à Matignon, « on nous a clairement dit que la hausse de la fiscalité sur les carburants devait servir à compenser la fin de la taxe d’habitation ».

C’est une façon de voir – celle des conseillers d’Édouard Philippe –, mais on peut aussi évoquer d’autres manques à gagner pour les caisses de l’État, cadeaux fiscaux aux Français les plus riches et aux grandes entreprises : suppression de l’impôt sur la fortune, flat tax, transformation du CICE en baisses de charges… Cette générosité gouvernementale a un coût. Et il s’impose à toute la société : aux retraités, aux étudiants (auxquels on a supprimé 5 euros mensuels d’APL) et désormais aux automobilistes.

Depuis plusieurs semaines, la colère gronde. Lancée au mois d’octobre, une pétition « pour une baisse des prix du carburant à la pompe » rassemble déjà plus de 800 000 signatures et, sur les réseaux sociaux, fleurissent des centaines d’appels à bloquer les grands axes routiers le 17 novembre. Ces opposants à l’augmentation de la taxe ont pris le nom de « gilets jaunes », en référence au gilet de sécurité que tout conducteur doit avoir dans son véhicule.

Assiste-t-on à l’émergence d’un mouvement d’ampleur, comme l’ont été en leur temps la mobilisation autour de Pierre Poujade, dans les années 1950 (lire ici), ou celle des bonnets rouges bretons opposés à l’écotaxe pour les poids lourds, qui en 2013 étaient allés jusqu’à saboter ou à démonter les portiques prévus sur les routes ? Pour l’instant, les gilets jaunes rejettent toute proximité idéologique avec l’extrême droite, qui tente de s’accrocher au train des protestataires.

Citoyen, autogéré et d’une ampleur encore à définir, le mouvement des gilets jaunes est aussi celui du pouvoir d’achat – effectif ou ressenti – en baisse. Celui de la précarité. « Vous arrivez à finir vos fins de mois, vous ? Vous faites aussi des prêts à la consommation pour remplir votre cuve de fioul ? », demande une femme en larmes, filmée par des caméras de télévision, à un gendarme mobile au moment où sont évacués une vingtaine de manifestants qui attendaient Emmanuel Macron à Albert (Somme).

La colère des conducteurs face à la hausse des prix du carburant a émaillé tout le « périple mémoriel » du Président sur les lieux de la Première Guerre mondiale, la semaine précédant le 11 Novembre. Édouard Philippe, lors des questions au gouvernement, a justifié ces hausses par la lutte contre le réchauffement climatique : « Nous avons indiqué très tôt que nous voulions mettre en place la transition que beaucoup de Français attendent. S’agissant de la prise en compte de l’économie décarbonée, il fallait envoyer un signal prix, donner une trajectoire carbone visible, prévisible et irréversible. » Pourtant, le Premier ministre est contredit par un rapport de l’Assemblée nationale, qui montre que seulement 19,1 % des revenus de la TICPE seront affectés à la transition écologique. Les gilets jaunes ne sont pas dupes.

« La seule chose qui pourrait apaiser la colère immense qu’il y a dans ce pays, c’est qu’[Emmanuel Macron] rétablisse l’ISF », estime Jacline Mouraud. Cette Française mécontente de la politique du gouvernement s’est fait connaître en interpellant le Président dans une vidéo diffusée sur Facebook et vue plus de 6 millions de fois. Si elle ne revendique pas la maternité du mouvement des gilets jaunes, elle en est l’un des visages. Et, comme beaucoup, elle assure être favorable à une fiscalité verte qui ne matraquerait pas les plus fragiles.

Même son de cloche chez les pétitionnaires. « Il est tout à fait honorable que nous cherchions des solutions pour circuler en polluant le moins possible notre environnement. Mais la hausse des taxes imposée par le gouvernement n’est pas la solution ! », plaident-ils dans le texte adressé au ministre de la Transition écologique et solidaire. Idem pour le Réseau action climat (qui regroupe 23 ONG nationales), qui a publié une tribune sur le site de France Info le 12 novembre, dénonçant « l’instrumentalisation » de la fiscalité écologique, attitude « irresponsable » un mois après le rapport alarmant du Giec. Tous, à leur niveau, rappellent au gouvernement leur refus d’opposer écologie et social.

Économie
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