Comme un air de Mai…

Tribune. Jacques Brissaud, Frédéric Pagès et Olivier de La Soujeole soulignent la filiation entre le mouvement des gilets jaunes et Mai 68.

Jacques Brissaud  et  Frédéric Pagès  et  Olivier de La Soujeole  • 7 décembre 2018
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Comme un air de Mai…
© photo : ALAIN PITTON / NURPHOTO

Il flotte comme « un air de Mai » sur le mouvement des gilets jaunes et, au delà des apparences, la filiation est peut-être plus profonde qu’il n’y paraît.

Jacques Brissaud, Frédéric Pagès et Olivier de La Soujeole sont co-auteurs du livre Mai 68 est devant nous (éditions Yves Michel)
Car c’est sans doute parce qu’on n’a pas répondu aux questions brûlantes que Mai 68 a posé que notre pays gravement malade se retrouve cinquante ans plus tard aux urgences de l’Histoire.

En mai-juin 1968, au-delà des jets de pavé et des voitures brûlées, nous avions choisi, sur le moment, de prêter attention à cette parole parfois brouillonne mais souvent très pertinente qui montait du pays plongé dans un débat aux mille ramifications, dans un gigantesque exercice de démocratie directe. Certes cette expression sauvage et ce désir de dire, venus de la base, n’allaient pas sans une certaine confusion mais, comme on disait alors « qu’on ne s’étonne pas du chaos des idées ; il ne faut pas s’en moquer ; il ne faut pas s’en réjouir ; c’est la condition d’émergence des idées neuves ».

Nous avons donc créé, dés les premiers jours de l’insurrection, une petite antenne de documentation et d’information, le CRIU (Centre de regroupement des informations universitaires), en accord avec les organisations impliquées au départ (Unef, Snesup, Mouvement du 22 mars et Comités d’action lycéens) pour recueillir tracts, manifestes, articles et autres proclamations rédigés, imprimés et diffusés sur le vif.

Si on examine les comptes rendus de ces assemblées citoyennes informelles qui se sont tenues tout au long du « mouvement de Mai », on est saisi par l’actualité brûlante du diagnostic et des questions posées.

Alors qu’est-ce qu’on n’a pas voulu entendre depuis cinquante ans que Mai 68 avait pourtant clamé haut et fort ?

  • Que notre prétendue démocratie s’est vidée de sa substance, que les citoyens ont le sentiment d’une trahison permanente de la part de leurs représentants, que l’ultra personnalisation du régime le fait dériver vers une forme de politique spectacle à quoi assistent des citoyens-consommateurs déresponsabilisés en attente infantile d’un sauveur…

  • Que notre système éducatif rigide et dépassé parvient à être complètement contre-productif, démotivant, humiliant, produit globalement de l’incompétence et bien souvent du dégoût pour l’étude…

  • Que le travail humain perd complètement son sens, que les tâches sont de plus en plus morcelées dans des cadences qui s’accélèrent, dans le harcèlement des obligations de rendement (déjà…), bref que les travailleurs ont le sentiment d’être enrôlés dans une guerre (économique) qui n’est pas la leur et dont ils ne reçoivent qu’une infime partie des profits immenses qu’elle génère.

  • Avec ceci que cette guerre s’est aujourd’hui totalement mondialisée, que sa violence s’est accrue, qu’elle menace le vivant et que les inégalités dénoncées en 68 n’ont fait que croître pour parvenir à la caricature…

Face à ces défis, à ces questions d’il y a 50 ans, qu’a-t-on fait ? On a différé, on a éludé, on a laissé faire une logique de marché et de rapports de force, la classe politique a démissionné de ses responsabilités et, collectivement, on a laissé pourrir les situations pour arriver à l’actualité dangereuse qui est la nôtre aujourd’hui.

Les perspectives de croissance indéfinie et d’américanisation du monde qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale ont vécu. Nous avons changé d’époque. Mai 68 l’avait annoncé qui a tiré le signal d’alarme il y a 50 ans. Mais ce qui était souhaitable en 68 est devenu vital. Il nous faut sortir rapidement d’un mode de fonctionnement qui consiste à administrer au jour le jour la dégringolade vers l’abîme. Le contexte appelle une tout autre énergie politico-sociale au sommet comme à la base. Il nous faut susciter des formes inédites de mobilisations citoyennes, inverser les logiques suicidaires de compétition à outrance, d’égoïsmes forcenés et de consommation morbide, et, tout au contraire, dynamiser les processus d’échanges, de coopération et de solidarité qui sont déjà à l’œuvre et en inventer d’autres. Dans l’urgence (sociale, écologique, éducative…) qui est la nôtre aujourd’hui, notre société va devoir évoluer, de manière radicale, vers davantage de sobriété, de convivialité et de justice ou bien basculera inévitablement dans la monstruosité de ces régimes troubles, oligarchiques, autoritaires et manipulateurs qu’on voit surgir maintenant en divers points du globe.

Publié dans
Tribunes

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