Dégagisme sans frontières

Les gilets jaunes font écho aux mouvements anti-système éclos dans le monde ces dernières années. Et dans une vingtaine de pays, des protestataires ont adopté le même signe distinctif.

Patrick Piro  • 19 décembre 2018 abonné·es
Dégagisme sans frontières
© photo : Manifestation du mouvement des indignados, le 15 mai 2014 sur la Puerta del Sol, à Madrid. crédit : PIERRE-PHILIPPE MARCOU/AFP

La France est-elle promise à tomber entre les pattes d’un Salvini ou d’un Trump ? Spontanée, imprévue, populaire, insaisissable, imprévisible, l’irruption des gilets jaunes, qui a secoué le pays comme nul autre mouvement depuis Mai 68, ne manque pas d’évoquer des mouvements comme Cinq étoiles ou les Tea Party, qui ont trouvé en Italie et aux États-Unis une récompense politique en accédant aux plus hauts échelons de l’exécutif.

On n’en est pas là en France, et les comparaisons trouvent rapidement leurs limites, qu’il s’agisse des revendications ou des contextes nationaux. Il n’en reste pas moins que les multiples colères qui se sont manifestées ces dernières années dans le monde présentent de vraies similitudes. La mieux partagée : le rejet farouche du théâtre politique en place, et la contestation d’un pouvoir établi que se partagent des partis traditionnels, les élites économiques et même les syndicats depuis des décennies. Les « Macron démission » font écho aux « Dégage Ben Ali » tunisiens, aux « Que se vayan todos » argentins ou espagnols, aux « Vaffanculo » italiens.

Cette vague se lève à pleine puissance contre les dictateurs du monde arabe avec la Révolution de jasmin de 2011 en Tunisie. Cependant, le « dégagisme » a aussi pris corps au sein des démocraties. Le terrible hoquet populiste qui a porté le Brésilien Bolsonaro au pouvoir, bien plus qu’un soulèvement d’extrême droite, traduit le rejet d’une classe politique, droite ou gauche pêle-mêle, corrompue ou incapable d’en finir avec la violence et l’insécurité. La présidentielle états-unienne bascule en faveur de Trump en 2016 non pas grâce à l’électorat classique des républicains, mais sous la poussée d’une population rurale déclassée que les intelligentsias urbaines ignorent volontiers. Plusieurs pays de l’Europe de l’Est (Hongrie, Pologne, Slovaquie, Slovénie, Tchéquie) s’en sont remis à des leaders populistes, sur fond d’espoirs économiques déçus et de sentiments nationalistes attisés par la « menace » d’invasions de migrants.

Nouveauté : les vieilles nations occidentales, qui se pensaient à l’abri de telles déstabilisations, sont prises dans la tourmente. En Europe, on enregistre le fort recul, et parfois l’effondrement, de droites et de gauches classiques qui se voient reprocher, dans le même sac, l’incapacité à résoudre les problèmes du quotidien, la distance et le mépris envers le peuple, la confiscation du pouvoir. Si la montée des partis d’extrême droite est une constante, en Grèce, c’est la coalition populiste gauche-écolo Syriza qui a tiré profit des manifestations anti-austérité du printemps 2011. À l’image des indignados, apparus à Madrid au même moment, dont est issu le parti Podemos, et qui connaîtront une belle descendance dans le monde. Le parallèle avec les gilets jaunes s’impose : occupation des places en Espagne, des ronds-points en France ; multiplicité des revendications – contre les politiques d’austérité et les expulsions immobilières en Espagne, la perte de revenus et la fiscalité injuste en France – ; et pour une démocratie directe, des deux côtés.

Le Brexit illustre aussi ce « dégagisme » contemporain. Il s’agissait de repousser l’Union européenne, ersatz d’une mondialisation qui se joue des destins, accusée à tort ou à raison d’être responsable de tous les maux – paupérisation, ponction fiscale, immigration incontrôlée, etc. Mais les Brexiters, qui se recrutent majoritairement chez les left-behind (laissés-pour-compte) de l’économie libérale britannique, sanctionnent aussi lourdement les partis politiques traditionnels. Et d’abord les conservateurs pris à leur manipulation, qui n’avaient jamais pensé que leur référendum opportuniste, aubaine pour le parti nationaliste et anti-immigration Ukip, puisse aboutir au « leave ».

La crise du système néolibéral fait la toile de fond homogène de ces révoltes. En première ligne, et souvent les plus nombreux, des manifestants issus des classes moyennes, en perte de pouvoir d’achat. Ça démarre généralement, comme la taxe sur le diesel en France, par une revendication ponctuelle. Au Brésil, c’est un mouvement de protestation, en 2013 contre le prix des transports. En Turquie, les Stambouliotes campent sur la place Taksim pour s’opposer à la gentrification d’un quartier populaire. S’y ajoute une exaspération contre la montée des inégalités, qui se cristallise contre des élites de plus en plus riches et hautaines. Le mouvement états-unien Occupy Wall Street l’a emblématisé par un slogan : « Nous sommes les 99 % », qui ne tolèrent plus « la convoitise et la corruption des 1 % ». Version gilets jaunes : l’exigence du retour de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF).

Tradition historique oblige (1789, 1871, 1968, etc.), les éruptions populaires françaises font volontiers tiquer à l’étranger. La jaunisse hexagonale serait-elle contagieuse ? Depuis le 17 novembre, une quinzaine de mouvements plus ou moins spontanés et sporadiques (1) ont adopté la chasuble fluo comme signe de ralliement et disent s’inspirer des gilets jaunes pour faire plier leur gouvernement sur des sujets aussi divers que les taxes, le respect des droits humains, le contrôle de l’immigration, le manque de démocratie, etc.

Guy Taillefer, éditorialiste au quotidien Le Devoir (Québec), élève le débat : qu’une telle poussée de colère survienne en France, pays riche et dont le système de protection sociale est considéré comme l’un des plus poussés au monde, est révélateur de « défis croisés et contradictoires qui empêchent, au Nord comme au Sud, de penser l’avenir avec plus de sérénité : réchauffement climatique, gentrification des villes, précarisation des revenus du travail et puis perte de crédibilité des démocraties libérales sur fond de creusement scandaleux des inégalités ». L’Hindustan Times renchérit avec un surcroît de dramatisation : « Paris brûle et tout le monde devrait avoir peur. » Que de telles violences surviennent en France, « le plus socialiste des pays développés », confirme à l’évidence « que le modèle actuel de l’économie mondiale est dépassé ».

(1) Angleterre, Allemagne, Pays-Bas, Belgique, Portugal, Pologne, Serbie, Bulgarie, Israël, Irak, Égypte, etc.

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