Derrière l’écran de fumée, une guerre sociale

Des policiers, des magistrats et des associations dénoncent une politique répressive qui a surtout pour effet de stigmatiser les quartiers populaires, au détriment de la santé publique. Enquête.

Romain Haillard  • 12 décembre 2018 abonné·es
Derrière l’écran de fumée, une guerre sociale
© photo : FRED DUFOUR/AFP

Tout commence par un contrôle. Dans le mauvais quartier au mauvais moment, avec la mauvaise couleur de peau ou la mauvaise tenue. Un joint dans la poche ou une barrette de shit dans la sacoche. Délit sans victimes, le coupable sous la main, une affaire promptement bouclée par un rappel à la loi, un sursis, voire de la prison ferme. Quelles sont les conséquences de la loi du 31 décembre 1970, l’une des plus sévères d’Europe en termes de répression de l’usage et du trafic de stupéfiants ? Des populations des quartiers populaires érigées en ennemis de l’intérieur, mais aussi des policiers et des magistrats débordés, du fait d’une politique vaine mais sans cesse durcie et agitée de façon démagogique par les gouvernements successifs depuis cinquante ans. Voilà le visage de la guerre faite aux consommateurs de stupéfiants en France.

Des associations d’usagers aux magistrats, et même certains agents des forces de l’ordre, nombreux sont ceux qui veulent rouvrir le débat. Dépénalisation, légalisation, régulation du marché… Les solutions et les avis divergent. Mais, pour tous, sortir de l’impasse d’une inflation répressive nécessite de dépasser certaines idées reçues. Ainsi, l’usage de stupéfiants doit avant tout être envisagé sous l’angle de la santé publique.

« Penser la police comme un remède à ce phénomène relève de l’illusion », dénonce Olivier (1). Quinze années de service dans les quartiers parisiens sujets aux trafics ont convaincu ce policier : « Au début de ma carrière, je ne voulais pas entendre parler de légalisation. Mais, si nous continuons à nous focaliser sur les consommateurs, la lutte ne pourra pas être victorieuse. » L’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT) estime en effet que 17 millions de Français ont déjà expérimenté le cannabis, dont 5 millions en 2017. Pierre, officier de police judiciaire (OPJ) spécialisé dans la lutte contre les stupéfiants, abonde en ce sens : « C’est comme vouloir vider l’océan à la petite cuillère. »

Ce sentiment d’inutilité des agents de terrain devient source de mal-être au travail, voire de défiance. Katia Dubreuil, présidente du Syndicat de la magistrature, le confirme : « Lorsque je travaillais au parquet, je discutais souvent avec des enquêteurs. Pas un seul ne se satisfaisait de ce système. » Au sein des commissariats, le sujet ne constitue plus un tabou. « Tout le monde en parle, mais certains ont du mal à se positionner », confirme Pierre. L’OPJ reconnaît un blocage : « Ils ont peur de la légalisation. Peur du consommateur à tous les coins de rue. Et peur d’y voir un abandon, un échec. »

Politique du chiffre

Autre figure chimérique du débat : l’usager comme informateur potentiel pour remonter les réseaux clandestins à la source. Selon un rapport de la Commission nationale consultative des droits de l’homme, le nombre d’affaires pour usage simple a été multiplié par sept entre 1990 et 2010. Inversement, sur l’ensemble des personnes interpellées, la part de dealers est passée de 7,1 % à 3,2 % entre 2012 et 2016. « Les interpellations de consommateurs ne font pas bouger les trafics », résume Bénédicte Desforges. Co-fondatrice du collectif Police contre la prohibition, cette ex-lieutenant de la police nationale veut déconstruire ce fantasme : _« Si les clients connaissaient l’identité des revendeurs et s’il n’y avait pas autant d’intermédiaires, les grands trafics n’existeraient pas. C’est du bon sens ! »

Katia Dubreuil pointe une autre entrave à tout changement : « Les policiers dépendent des instructions données, des résultats politiques à afficher. » L’indéboulonnable « politique du chiffre ». Instauré à partir de 2006 par Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, le système permet de quantifier et d’évaluer l’efficacité supposée de l’activité policière. Pierre, l’officier spécialisé dans la lutte contre le trafic, en a sa propre définition : « Des chiffres sur un plateau, repris par les préfets et le pouvoir politique en place, pour vendre une action et servir des objectifs électoraux. »

Une équation simple. Un usager attrapé, une affaire ouverte, une affaire résolue. « La dérive se situe là. Pourquoi s’embêter à attraper un dealer, là où un policier peut arrêter dix consommateurs ? », soupire l’officier. Cependant, l’estampille « Sarkozy » suggère que la méthode est révolue, qu’elle ne serait plus vraiment appliquée. Olivier, le policier parisien, a déjà entendu ce refrain : « Après les manifestations des policiers en colère en 2016, la hiérarchie nous a reçus pour entendre nos revendications. La fin de la politique du chiffre revenait souvent. » La réponse de nos supérieurs ? « Elle n’existe plus. » Vraiment ?

Il y a comme une circulation « de la poche de l’usager à celle des commissaires », raille Bénédicte Desforges. Chaque année, les commissaires de police peuvent recevoir une prime variable selon le volume d’activité de leurs effectifs. Son nom : « indemnité de responsabilité et de performance ». En 2016, elle a permis à 500 gradés de percevoir entre 1 080 et 16 000 euros supplémentaires par an (2), au prix d’un surmenage des agents de terrain. Dans les services, d’autres appellations circulent : « prime au harcèlement moral » ou encore « prime au suicide ». Pierre, notre OPJ, constate, dépité : « Nous entrons dans la police pour “protéger et servir”, notre mission est dévoyée. Nous alimentons un système contre les populations. » Malgré eux pour certains, mais parfois aussi de leur plein gré.

Abus de pouvoir

Olivier l’admet : « De nombreux policiers jouent le jeu pour obtenir une mutation ou une prime au mérite. D’autres y participent par peur d’être ostracisés ou sanctionnés par un changement de service ou de fonction. » Parfois, les agissements dépassent le simple « jeu ». L’agent ajoute, plus grave : « Certains abusent de leur pouvoir pour avoir l’impression de reprendre le contrôle là où nous l’avons perdu. Ils profitent de la politique du chiffre pour régler leurs comptes avec certaines populations. » Celles des quartiers populaires en premier lieu.

Ces territoires, plus sujets aux interpellations, concentrent-ils vraiment plus de consommateurs ? « Nous avons une vision déformée de la drogue. Les chiffres de la police ne traduisent pas le nombre de fumeurs de cannabis, ils traduisent l’activité policière », souligne Bénédicte Desforges. En 2007, trois sociologues, François Beck, Stéphane Legleye et Patrick Peretti-Watel, invitaient à opérer cette différence (3). Il ne faut pas confondre la population des usagers interpellés et celle des usagers déclarés.

Les chercheurs écrivaient ainsi : « Les enquêtes en population générale suggèrent que l’usage de cannabis est un phénomène qui concerne uniformément les diverses catégories socioprofessionnelles sur tout le territoire. » Cependant, si près d’un tiers des usagers interpellés par la police se déclaraient sans profession, cette catégorie ne concentrait que 4 à 5 % des usagers déclarés. De même, les interpellations dans les « banlieues » de Paris correspondaient à 19,2 % de toutes les interpellations de consommateurs… contre 2,4 % pour Paris intra-muros. Une étude de l’OFDT publiée en 2017 constate même une plus forte consommation de cannabis chez les jeunes de 17 ans à Paris, par rapport à ceux de la Seine-Saint-Denis.

« Clientèle disponible »

Cette focalisation peut être analysée comme une prédation. Face aux impératifs de résultats imposés par la hiérarchie policière, l’agent de terrain se dirige forcément vers la « clientèle disponible ». À ce titre, les usagers des quartiers populaires constituent des proies faciles. La non-permissivité parentale ou de grandes fratries dans des appartements trop petits empêchent toute intimité et conduisent une consommation plus exposée aux contrôles, sur la voie publique. « Le jeune bourgeois blanc a moins de souci à se faire », estime Fabrice Olivet, directeur de l’association Auto-Support des usagers de drogues (Asud). Les classes aisées échappent encore plus aux contrôles avec l’essor des livraisons à domicile constaté par l’OFDT.

« L’instrumentalisation d’une substance au détriment d’un groupe, d’une minorité, c’est l’histoire des drogues », lance froidement le directeur d’Asud. Il cite un livre de Michelle Alexander, La Couleur de la justice (4), qui démontre la persistance d’une ségrégation raciale aux États-Unis. L’auteure assène : « Dans la guerre contre la drogue, l’ennemi est défini par la race. » Les statistiques ethniques démontrent des niveaux de consommation similaires entre Blancs et Noirs. Pourtant, la justice incarcère les Afro-Américains de 20 à 50 fois plus pour les infractions liées aux stupéfiants !

Le directeur d’Asud applique le même raisonnement à la France : « L’essor de la guerre contre la drogue est une guerre faite aux banlieues. » Olivier, l’agent de police qui cumule une quinzaine d’années d’expérience dans les quartiers populaires, valide ce constat : « Nous avons l’impression de permettre le contrôle social de certaines populations considérées comme dangereuses. » Cette criminalisation de territoires entiers est politiquement avantageuse, selon le policier : « Parler de la jeunesse délinquante justifie la répression et permet d’éviter de parler des inégalités sociales dans les cités. »

Pour le consommateur, ne pas être rangé dans la case « délinquant », c’est tomber aussitôt dans celle du « malade ». Dans l’éventail répressif à la disposition des magistrats, le stage de sensibilisation, l’obligation de soins et l’injonction thérapeutique occupent une bonne place. Fabrice Olivet, d’Asud, refuse ce cadrage : « Les addictologues envisagent la dépendance comme une maladie chronique. Ils pensent nous guérir ? Nous leur répondons : ce n’est pas une maladie. » Il continue, sourire en coin : « Les consommateurs, ce sont nos enfants, notre voisin, nos parents… S’ils vous entendent parler de délinquant ou bien de victime, ils ne se reconnaîtront pas. Il y a un fossé dans le langage. » Sortir de cette politique inique consisterait avant tout à redéfinir les termes du débat, selon Fabrice Olivet : « Il faut arrêter de raisonner en termes de sanction et de soins. Nous devrions parler de droit et de libertés. »

Un comportement humain à examiner au regard de l’évolution des usages, selon Nathalie Latour. Déléguée générale de la Fédération addiction, elle observe une dissonance entre les lois et les injonctions du quotidien : « Nous vivons baignés dans une recherche du plaisir, du soulagement, mais aussi de la performance. L’incohérence avec nos lois peut se résumer ainsi : fais-le, mais démerde-toi, et si nous te voyons, nous te poursuivrons. »

Au moins un sur dix. Voilà la proportion d’adultes entre 18 et 64 ans qui ont consommé au moins un joint de cannabis dans l’année, selon le baromètre santé de 2017. Proportion qui monte à un jeune sur quatre pour les 18-25 ans. Nathalie Latour s’interroge : « Pour autant, notre société est-elle malade ? » Malgré ce phénomène de masse, le blocage demeure. « C’est une question politique à haut risque. Il y a la crainte du laxisme », explique Katia Dubreuil. L’ancienne procureure accuse : « Pourtant, ne rien faire et ne pas se saisir de cette question, c’est du laxisme. L’inaction des pouvoirs publics produit des dommages sociaux et sanitaires. » Pour Nathalie Latour, la question du changement ne se pose plus. Elle conclut, résolue : « La véritable question, c’est quand et comment. »

(1) Les prénoms des policiers ont été changés.

(2) Selon un document du Syndicat indépendant des commissaires de police.

(3) Les Usages sociaux des drogues, François Beck, Stéphane Legleye et Patrick Peretti-Watel, PUF, 2007.

(4) La Couleur de la justice. Incarcération de masse et nouvelle ségrégation raciale aux États-Unis, Michelle Alexander, Syllepse, 2017.

Société Santé
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