Lettre à un rond-point
Chaque semaine, Sarah Roubato écrit une lettre à un destinataire qui ne peut pas répondre et questionne un sujet d’actualité.

Cher Rond Point,
Tu es un bien curieux spécimen dans le paysage routier. Heureusement que je te connais depuis longtemps, sinon j’aurais eu du mal à te comprendre, moi qui ai passé mon permis dans un pays où tu n’existes pas. Et oui, je vais peut-être t’étonner mais tu n’es pas universel. Il y a des pays où il n’existe que des routes qui se croisent par deux, en angle droit, où ce sont des feux qui décident quand tu roules et quand tu attends. Où il n’y a rien d’autre à espérer. Toi, tu prends les choses dans l’autre sens : priorité à gauche, on découvre les directions au fur et à mesure. Parfois il faut refaire le tour. On n’est jamais sûr s’il faut rouler au centre ou sur le côté. En Suisse, tu sais, on te dit en avance quel couloir tu dois prendre. Toi, tu laisses les gens décider. Il faut regarder autour de soi, être attentif, évaluer si on te laisse passer ou pas, décider si tu le laisses passer. Fais-tu donc tellement confiance aux gens pour s’organiser par eux-mêmes ?
Depuis quelques semaines, tu es devenu le QG d’une colère, le puits où des solitudes viennent étancher leur soif, le métier à tisser autour duquel passent des fils de différentes couleurs, de différentes tailles, de différents accents, qui finissent par tisser un grand cri. Près des carrés de pelouse traitées au poison ou d’une statue représentant une spécialité régionale, ou près de rien, un carré de béton nu au carrefour des enseignes de toutes les multinationales, tu accueilles les braseros, des tréteaux, la toile cirée, les thermos. Toi qui étais le cercle qui laisser couler, tu es devenu barrage qui bloque, qui ralentit, qui immobilise. Un joyeux foutoir. Dans ton arène ça gueule, ça chante, ça applaudit, ça soupire. Ça vit. Ça se parle et ça se voit. Enfin.
Mais j’ai peur, bel ami. J’ai peur que tu ne demandes qu’à devenir un carrefour. Un vulgaire croisement géré par des feux que tu ne contrôles pas. Qui te donneront plus ici et moins là, et qui toujours te feront parler le même langage. Le langage des feux.
Mais si tu le voulais, tu pourrais être le bivouac d’une conquête plus grande que celle d’une augmentation de pouvoir d’achat. Tu serais la girouette qui ferait tourner le vent dans l’autre sens, et qui pointerait une autre direction. Là où la dignité humaine ne se mesurerait plus au pouvoir d’achat, où l’enjeu d’une vie ne serait pas de travailler pour gagner pour payer. Tu retrouverais un peu de ce que fut la place du village, ou l’agora de la cité grecque. Là où la politique se faisait par les citoyens. Sais-tu que toujours au centre de ces places, il y avait un vieil arbre. Qui donnait de l’ombre, des fruits, une terre fertile, qui attirait les oiseaux et avec eux les insectes et avec eux les récoltes. Pour rappeler à ceux qui parlent qu’ils ne parleront plus le jour où il ne sera plus.
Oui, c’est ainsi que je te vois, c’est ainsi que je t’espère. Fais-nous donc tourner la tête de l’autre côté, pour que ton QG de colère soit la ruche de l’espérance de demain.
Chaque jour, Politis donne une voix à celles et ceux qui ne l’ont pas, pour favoriser des prises de conscience politiques et le débat d’idées, par ses enquêtes, reportages et analyses. Parce que chez Politis, on pense que l’émancipation de chacun·e et la vitalité de notre démocratie dépendent (aussi) d’une information libre et indépendante.
Faire Un DonPour aller plus loin…

« Les Saumons », bulletin de l’association, édition de février 2025

« Les Saumons », bulletin de l’association, édition de décembre 2024

« Les Saumons », bulletin de l’association, édition d’octobre 2024
