Chanter les réalités sociales

Du rock au rap, du punk à la techno, l’histoire des musiques populaires est faite de sentiers sinueux où chaque génération réinvente sa résistance aux impératifs commerciaux et à la domination de l’establishment.

Véronique Servat  • 9 janvier 2019 abonné·es
Chanter les réalités sociales
© photo : WERTHER SANTANA/Agência Estado/AFP

À quoi servirait une histoire populaire du rock ? Nos luttes et nos rêves, selon l’expression de Michelle Zancarini-Fournel, ont vibré aux rythmes des musiques populaires. Depuis la fin des sixties, de Jimi Hendrix au « Fortunate Son » de Creedence Clearwater Revival, le rock a électrifié les mobilisations contre la guerre du Vietnam. Au cours de la décennie suivante, le succès du disco fut un révélateur des fractures sociales et raciales aux États-Unis. Stigmatisé par une partie de l’Amérique blanche viriliste, à l’instar de Steve Dahl, animateur de radio et instigateur de la Disco Demolition Night de Chicago en 1979 (1), il resta pour ses adeptes, toutes origines et orientations sexuelles confondues, un moyen d’affirmation et de résistance. Quand le rock perdit de son assise populaire, affadi par les impératifs commerciaux, le punk et le reggae épousèrent les aspirations rébellionnaires et antiracistes des jeunes Anglais. Contre les violences policières perpétrées envers les communautés caribéennes de Brixton ou de Notting Hill dans le sillage des discours xénophobes d’Enoch Powell, le mouvement Rock Against Racism fédéra les jeunes des quartiers populaires de Londres. Autour des Clash, du label 2 Tone et du reggae britannique, un futur plus fraternel et solidaire s’est construit, aussi radical que le nihilisme des Sex Pistols. En France, les concerts au milieu des cités de Rock Against Police dénonçaient les violences policières et rassemblaient les jeunes dits « des banlieues ». En 1986, la reprise de « Douce France » de Trenet par Carte de séjour secouera le débat public sur l’immigration en montrant la face sombre du « pays des droits de l’homme ».

Le nouvel âge de l’anthropocène

On connaît le grand récit traditionnel de la « Révolution néolithique », qui postule l’entrée de l’humanité dans le progrès grâce à l’agriculture, à la sédentarisation et à l’invention de l’État dans le cadre des premières villes antiques. Voilà quelque temps que tout ceci est battu en brèche par la recherche : et si les humains étaient plus libres et en meilleure santé en tant que chasseurs-cueilleurs ? Et si les humains avaient été domestiqués par les céréales et non l’inverse ? Et si le modèle étatique ne s’était imposé que par la coercition ? Et si l’anthropocène avait commencé non pas au XXe siècle mais à l’époque néolithique ? C’est sur ces quelques hypothèses que revient l’anthropologue James C. Scott, dans cet ouvrage très accessible et réjouissant qui entreprend une « histoire profonde », à savoir à l’échelle de l’espèce.

_Homo Domesticus. Une histoire profonde des premiers États__,_ James C. Scott, traduit de l’anglais (États-Unis) par Marc Saint-Upéry, préface de Jean-Paul Demoule, La Découverte, 302 pages, 23 euros.

Amplis, sound systems et ghetto blasters sont les alliés des opprimés : aux États-Unis, le rap des Public Enemy réactive l’idéologie du Black Power, tandis qu’en France NTM ou IAM témoignent de réalités sociales dans les banlieues françaises. « A people’s art is the genesis of their freedom », disait la militante communiste Claudia Jones.

La marchandisation des musiques populaires génère sans cesse des contre-modèles qui inventent et expérimentent afin de déjouer ne serait-ce que temporairement la domination de l’establishment. À la débauche financière et technique d’une industrie musicale prompte à soudoyer les médias, les punks répondent par des morceaux courts aux accords simples. Versés dans l’autoformation, ils xeroxent (2) leurs fanzines et fabriquent leurs fringues, autoproduisent leurs disques. Les DJ, souvent anonymes, samplent les morceaux des autres. Leurs collages musicaux, un temps perçus comme du pillage (3), résultent d’une créativité soumise à une économie de moyens. À Chicago, la musique se fabrique à la maison (house music), s’affranchit des studios et de leurs coûteux ingénieurs, résonne dans les hangars industriels désaffectés de centres urbains sinistrés. Quand house et techno traversent l’Atlantique, elles embarquent avec elles toute une jeunesse avide de transe et de fête, à qui les élites gouvernantes ne proposent d’autres horizons que la précarité et la répression policière. Dans une temporalité sensiblement identique, doit-on rappeler l’importance des Bérurier noir pour secouer le rock français, la jeunesse et l’extrême droite ?

L’histoire des musiques populaires est faite de sentiers sinueux. Pour peu qu’on les arpente à hauteur d’individus, on y trouve des matériaux pour l’écriture d’une histoire sociale et populaire du rock.

(1) En juillet 1979, dans le stade de baseball de la ville, les spectateurs arborant des T-shirts Disco Sucks sont conviés à déposer des vinyles de disco dans une caisse noire qui est dynamitée à l’inter-match.

(2) En anglais, xerox signifie photocopieur.

(3) Dans les milieux du rock, l’argument a longtemps été mobilisé pour disqualifier les qualités musicales du rap. En 1990, au titre de la propriété intellectuelle, Lou Reed obtient du groupe A Tribe Called Quest la perception exclusive des bénéfices du titre « Can I Kick It ? », dans lequel est samplé « Walk on the Wild Side ».

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