Grand débat et petits calculs

Macron invite les Français à débattre, sauf de lui, sa fonction, son bilan, son cap ultralibéral. Avec l’espoir que deux mois de discussions feront disparaître les revendications des gilets jaunes.

Michel Soudais  • 16 janvier 2019 abonné·es
Grand débat et petits calculs
photo : Le 12 janvier à Paris, lors de l’acte 9 des gilets jaunes.
© Hervé Bossy

Drôle d’ambiance pour un débat démocratique. C’est dans un village en état de siège qu’Emmanuel Macron a donné, aux côtés de 600 maires et élus de Normandie, le coup d’envoi de son grand débat national. En prévision de la venue du Président et de quatre ministres dans l’après-midi du 15 janvier, le centre-ville de Grand Bourgtheroulde (Eure) avait été bouclé au petit matin : seuls étaient admis à y entrer les résidents, les parents d’élèves scolarisés dans cette commune de 3 700 habitants et les personnes y travaillant, sur présentation d’un justificatif. Les bâtiments publics avaient été fermés, la distribution et la vente de carburant interdits dans tout le département… Deux jours après la publication d’une « Lettre aux Français » qui cadre et oriente le débat, le chef de l’État voulait surtout « écouter » ce qu’avaient à lui rapporter ces élus, selon l’Élysée. « Écouter, c’est une bonne chose, mais cela aurait été bien que des citoyens soient conviés à cette écoute », a sobrement réagi sur LCI Ingrid Levavasseur, une aide-soignante en gilet jaune de l’Eure.

Alors que les gilets jaunes appellent à un acte 10 de leur mobilisation après la forte participation enregistrée pour l’acte 9 du 12 janvier, cette entrée en matière n’est pas de nature à convaincre que ce « grand débat national » puisse répondre aux aspirations et revendications soulevées sur les ronds-points depuis plus de deux mois, ni permettre, comme l’ambitionne Macron, de « bâtir un nouveau contrat pour la Nation ».

Quelles sont les modalités de ce débat ?

« Je souhaite que le plus grand nombre de Français (…) puisse [y] participer », écrit Macron. D’une durée de deux mois, le débat prendra plusieurs formes. Des « réunions d’initiatives locales » seront organisées « partout en France, à l’initiative de maires ou de citoyens », a indiqué Édouard Philippe. Et à compter du 21 janvier, des contributions pourront être déposées sur le site www.granddebat.fr, qui recensera sur un mode déclaratif les débats organisés dans chaque région, ou envoyées par courrier postal à la Mission Grand Débat (244, boulevard Saint-Germain, Paris VIIe). Des stands de proximité seront également installés _« dans des lieux de passage du quotidien ».

Pour faciliter la tenue des débats, des « kits méthodologiques » et des fiches thématiques seront distribués aux organisateurs, a annoncé le Premier ministre. Enfin, dans la phase finale du débat, à partir du 1er mars, seront organisées des « conférences citoyennes régionales ». Elles réuniront dans chaque région un groupe représentatif d’une centaine de personnes tirées au sort, qui « pourront participer à l’élaboration de pistes concrètes, donner leur avis sur ce qui ressort des premières semaines du Grand Débat national et nourriront ainsi la réflexion sur les suites à donner », selon Matignon.

Quelles sont les garanties d’indépendance ?

Le cafouillage qui a accompagné son lancement en fait douter. Chargée par le gouvernement de piloter ce débat national, Chantal Jouanno, la présidente de la Commission nationale du débat public (CNDP), autorité administrative indépendante, tenait à ce que le débat soit « libre ». « On est aux ordres de personne, on est aux ordres des Français simplement pour garantir leur droit à la participation, sinon j’arrête tout de suite », avait-elle lancé le 4 janvier sur CNews. Quatre jours plus tard, elle jetait spectaculairement l’éponge. Le 10 janvier, elle annonçait que la contribution du CNDP s’arrêtait au lancement de la consultation, le 15 janvier, obligeant Édouard Philippe à confier « l’organisation opérationnelle » à deux ministres. Sébastien Lecornu, ministre chargé des Collectivités territoriales, et Emmanuelle Wargon, secrétaire d’État auprès du ministre de la Transition écologique, seront aussi « chargés de la mobilisation de tous », et à ce titre « les interlocuteurs des maires qui souhaitent organiser des débats, mais qui ne savent pas forcément toujours comment faire et des associations qui souhaitent [y] participer », a précisé cette dernière, qui se défend d’être en charge du « contrôle » du débat.

« Tout ce qui est garantie, neutralité, impartialité, qualité de la restitution est placé sous le contrôle de cinq garants », a expliqué Emmanuelle Wargon sur Europe 1 le 15 janvier. L’identité de ces « garants », inconnue à l’heure de notre bouclage, ne devait être révélée que le 16. Tout juste sait-on que ces cinq personnes seront issues de la société civile, que deux d’entre elles doivent être désignées par le gouvernement, tandis que les trois autres seront nommées respectivement par les présidents de l’Assemblée nationale, du Sénat et du Conseil économique, social et environnemental. Selon Richard Ferrand, ces derniers n’ont été prévenus de ce dispositif que lundi soir, ce qui témoigne d’une improvisation complète.

La discussion sera-t-elle libre ?

Dans sa « lettre aux Français », Macron l’assure : « Pour moi, il n’y a pas de questions interdites. » Pourtant, de nombreux points de sa bafouille démentent cette affirmation. Ainsi annonce-t-il dans un paragraphe qu’il n’a « pas oublié [qu’il a] été élu sur un projet [et] de grandes orientations auxquelles [il] demeure fidèle ». Pas question donc de changer de cap sur l’essentiel de sa politique. Si, en introduction au premier des quatre thèmes qui structurent son débat, il rappelle opportunément l’utilité sociale de l’impôt « au cœur de notre solidarité nationale », c’est pour asséner aussitôt que « l’impôt, lorsqu’il est trop élevé, prive notre économie des ressources qui pourraient utilement s’investir dans les entreprises, créant ainsi de l’emploi et de la croissance », ce qui « prive les travailleurs du fruit de leurs efforts ».

À quel niveau peut-on considérer que l’impôt est trop élevé ? La question ne l’effleure pas, qui martèle, droit dans ses bottes : « Nous ne reviendrons pas sur les mesures que nous avons prises pour corriger cela afin d’encourager l’investissement et faire que le travail paie davantage. » Inutile donc d’argumenter sur un rétablissement de l’ISF, très réclamé par les gilets jaunes et dans les cahiers de doléances ouverts dans des milliers de mairies, de plaider la suppression de la flat tax, qui plafonne à 30 % les prélèvements sur les revenus du capital, ou de contester la baisse de l’impôt sur les sociétés. Ce sont pour l’exécutif des points non négociables. Dans les questions qu’il soumet à la réflexion des Français, Macron n’envisage la justice fiscale, réclamée par les gilets jaunes, que sous l’angle des baisses d’impôts. Ce qui le conduit à demander dans quels services publics faire des économies. Un objectif conforme à son programme électoral, qui prévoyait la suppression de 120 000 fonctionnaires.

Par ces thèmes et questions, le chef de l’État cadre ainsi les discussions pour qu’elles épousent sa politique économique et sociale, et réduit son « grand débat » à ses propres choix politiques. De manière significative, les fiches thématiques distribuées aux organisateurs pour faciliter la tenue des débats s’en tiendront aux thèmes arrêtés par l’exécutif (fiscalité et dépenses publiques, organisation des services publics, transition écologique, démocratie et citoyenneté) et déclinés en 35 questions par Macron dans sa lettre.

Que révèlent les questions posées par Macron ?

Ce n’est pas la première fois qu’un Président écrit aux Français. François Mitterrand l’avait fait en 1988 pour demander sa réélection, Nicolas Sarkozy également. Mais jamais un Président récemment élu n’avait été aussi contraint de le faire pour tenter de redéfinir son contrat avec le pays. Or, pour tenter de relancer son quinquennat, Macron, dans sa trop longue missive qu’il signe d’un « en confiance » sans chaleur, ne manifeste guère d’empathie pour « la France d’en bas », ainsi que l’avait nommée Jean-Pierre Raffarin. Et méconnaît les souffrances et difficultés exprimées dans le mouvement des gilets jaunes. Comme il méconnaît son réel bilan en matière d’écologie, présenté sous un jour si favorable qu’il confine au déni de réalité, avant de suggérer par ses questions que c’est aux citoyens qu’incombe de faire des efforts financiers, la taxation des gros pollueurs n’étant pas plus envisagée que la remise en cause du productivisme.

En revanche, il survalorise les questions relatives à l’organisation de l’État et des collectivités publiques – « Y a-t-il trop d’échelons administratifs ou de niveaux de collectivités locales ? Faut-il renforcer la décentralisation ? […] Comment voudriez-vous que l’État soit organisé et comment peut-il améliorer son action ? » – et les questions institutionnelles – « Faut-il reconnaître le vote blanc ? Rendre le vote obligatoire ? Quelle est la bonne dose de proportionnelle aux élections législatives ? Faut-il, et dans quelles proportions, limiter le nombre de parlementaires ou autres catégories d’élus ? » etc. –, avec une timide ouverture vers une « démocratie plus participative », mais aucune remise en cause du présidentialisme, aux dépens des questions sociales pourtant très discutées sur les ronds-points et récurrentes dans les cahiers de doléances : revalorisation du Smic, indexation des retraites, notamment.

Cette mise hors-débat contraste avec la réintroduction de l’immigration et de la laïcité dans le débat public, alors que ces sujets n’ont été que marginalement mis en avant par les gilets jaunes. « En matière d’immigration […], souhaitez-vous que nous puissions nous fixer des objectifs annuels définis par le Parlement ? », interroge Macron alors que, jusqu’à ce jour, il n’avait jamais envisagé l’instauration de « quotas » d’immigrés, contrairement à François Fillon et à Marine Le Pen. Une œillade à l’électorat de droite non dénuée d’arrière-pensées électorales.

Le débat est-il autre chose qu’un exutoire ?

Macron le sous-entend : « Nous ne serons pas d’accord sur tout, c’est normal, c’est la démocratie, prévient le chef de l’État dans sa missive. Mais au moins montrerons-nous que nous sommes un peuple qui n’a pas peur de parler, d’échanger, de débattre. » Le grand débat ne viserait-il donc qu’à redorer l’image de la France entachée par les images de manifestations violentes reprises sur les télévisions du monde entier ? Encore flou sur les conditions de restitution des discussions, Macron ne s’est d’ailleurs pas engagé clairement sur les suites qu’il donnera à cette « initiative inédite », qui « n’est ni une élection ni un référendum ». Et sa promesse d’« en tirer toutes les conclusions » n’engage que lui.

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