Guatemala : De la corruption ? où ça ?

Victimes de leur efficacité, des enquêteurs de l’ONU ont été chassés sur ordre du président Jimmy Morales, fortement soupçonné de malversations, à cinq mois d’élections générales.

Patrick Piro  • 16 janvier 2019 abonné·es
Guatemala : De la corruption ? où ça ?
© photo : Les juges anticorruption Iván Velásquez et Thelma Aldana ont reçu le« prix Nobel alternatif », le 23 novembre 2018.crédit : Meli PETERSSON ELLAFI/TT NEWS AGENCY/AFP

Les spacieux bâtiments et leur jardin sont devenus une petite forteresse dressée dans un quartier un peu éloigné du centre de Guatemala Ciudad. La hauteur du mur d’enceinte d’origine, trois mètres, a été doublée par une palissade métallique. L’entrée est gardée par des militaires en armes. Dans la salle d’attente des visiteurs, un panonceau déroule une longue liste d’objets qu’il est interdit d’introduire : téléphone portable, ordinateur, matériel audiovisuel, appareil photo, disque dur, etc. Ici travaille, recluse, la très sensible Commission internationale contre la corruption et l’impunité au Guatemala (Cicig), sous l’égide des Nations unies.

Ou plutôt, travaillait : le 7 janvier, le président Jimmy Morales a décidé de mettre fin à sa mission, accusant la commission d’outrepasser son mandat en intervenant contre la « souveraineté » nationale. Ses inspecteurs ont précipitamment quitté le pays. Ils s’étaient déjà vu retirer leur immunité diplomatique en décembre, avant-dernier acte d’une hostilité dont la scénarisation s’est enclenchée en août dernier : Morales a interdit au magistrat colombien Iván Velásquez, président de la Cicig, de rentrer au Guatemala à la suite d’un déplacement hors du pays.

La crise couvait depuis 2016, quand la mission onusienne a commencé à s’intéresser au frère et au fils du Président, soupçonnés de fraude fiscale et de blanchiment d’argent. Morales en personne se trouve aussi dans le collimateur depuis 2017, quand Velásquez a demandé la levée de son immunité présidentielle pour étayer des suspicions de financement illicite pendant sa campagne électorale de 2015. Une tentative d’expulsion du magistrat avait alors été bloquée par une décision contraire de la Cour constitutionnelle. Qui a de même annulé l’interdiction de retour de Velásquez, en août dernier. Sauf qu’en cette occasion l’exécutif a passé outre. Tout comme pour la cassation par la Cour de la décision unilatérale de mettre fin au mandat de la Cicig, qui courait jusqu’en septembre 2019.

« Nous sommes dans la situation d’un auto-coup d’État », s’alarme Edwin Ortega, consultant syndical. « Le pays est entré dans une très grave crise constitutionnelle, commente Javier Brolo, chercheur en science politique. Et comme dans cette confrontation le pouvoir juridique ne dispose pas de bras exécutif, on n’a aucune idée de la manière dont le pays peut en sortir… »

La Cicig est un organe international unique en son genre, créé en 2007 par un accord signé par l’État du Guatemala et l’ONU. À l’issue de trente-six années de guerre civile, en 1996, le pays ne parvient pas à rétablir un État de droit. Des bandes d’anciens soldats et policiers, qui ont mené des opérations secrètes contre la guérilla révolutionnaire pour le compte des gouvernements de droite, sont devenues des gangs criminels, infiltrés dans les systèmes judiciaire et politique du pays. À la suite d’un appel de la société civile, les politiques acceptent la solution proposée : l’installation d’un organe financé par l’ONU, qui mènera ses propres investigations sur les gangs et leurs ramifications, pour confier ensuite les affaires aux procureurs locaux, soutenir la justice dans la répression des crimes et promouvoir des réformes institutionnelles. Pour des raisons compréhensibles d’indépendance, le financement de la Cicig est assuré par l’ONU et aucun de ses enquêteurs n’est guatémaltèque.

La qualité du travail mené a été saluée à de nombreuses reprises. Au point que la Cicig, qui garde le soutien sans faille du secrétaire général de l’ONU, António Guterres, dans la crise actuelle, est aujourd’hui considérée comme un modèle que plusieurs pays, tel le Mexique, sont tentés de reproduire. Ses états de service officiels : l’identification de plus de 60 structures criminelles complexes, l’assistance aux procureurs et au ministère public dans plus de 100 procès (affaires de haut niveau dans la plupart des cas) conduisant à plus de 310 condamnations, ainsi que l’accompagnement de 34 réformes légales.

Les investigations les plus stratégiques ont mis au jour des groupes criminels opérant au cœur de l’industrie militaire, de la multinationale Odebrecht, du système de transports urbains, des ministères des Infrastructures et de la Santé, de banques, ainsi que des réseaux de corruption de la justice et d’institutions publiques, de blanchiment de fonds, d’expropriations forcées de paysans, etc. « En outre, ces groupes entretiennent souvent des liens entre eux, c’est un maillage complexe qui est en cours de démantèlement », ajoute une source proche des dossiers.

Conjointement aux pressions directes, les campagnes de dénigrement ont redoublé à l’encontre de la Cicig et de son président ces derniers mois : une proportion notable des gros dossiers sont sortis en 2018. « Par approches concentriques, la Cicig est parvenue au noyau dur du système de corruption. C’est un signe, poursuit cet interlocuteur. Les investigations touchent aujourd’hui tous les secteurs et les plus hauts cercles du pouvoir : militaires, dirigeants économiques et politiques. Aussi bien du côté de la droite, qui gouverne, que de la gauche. »

L’affaire la plus fameuse : La Línea, du nom de la ligne téléphonique d’un service de douane parallèle qui encaissait de gros pots-de-vin de la part d’importateurs en échange de droits d’admission réduits. La Cicig a démontré l’implication directe d’Otto Pérez Molina et de Roxanna Baldetti. Respectivement président et vice-présidente du Guatemala, ils ont dû démissionner en 2015, avant de connaître la prison. Le sort auquel tente d’échapper Jimmy Morales ?

Il y a peut-être plus périlleux pour le système en place : le financement illégal des partis politiques a été identifié par la Cicig comme l’un des mécanismes au cœur de la nébuleuse de corruption et d’impunité, et ceux qui en ont profité auraient l’interdiction de présenter des candidats en 2019. Le Frente de convergencia nacional (FCN-Nación) de Jimmy Morales fait partie du lot.

Depuis la semaine dernière, les messages affluent de l’étranger (Conseil de l’Union européenne, Allemagne, Canada et plusieurs pays latino-américains), soutenant la Cicig et déplorant le sort fait aux décisions de la Cour constitutionnelle. La réaction des États-Unis est en revanche assez molle. Des parlementaires démocrates soulignent pourtant que la forfaiture de Morales est au nombre des dérives contribuant à rendre le pays invivable pour de nombreux habitants tentés par l’immigration aux États-Unis. Mais Trump ne semble pas prêt à menacer de couper les centaines de millions de dollars octroyés par les États-Unis au gouvernement guatémaltèque pour lutter contre le phénomène, comme il l’avait fait à l’encontre du Honduras lors de la pérégrination de la caravane des migrants de l’automne dernier. Il faut dire que, depuis quelques mois, Morales caresse opportunément Trump dans le sens du poil, saluant par exemple le transfert à Jérusalem de l’ambassade des États-Unis.

À supposer que la pression internationale ne fasse pas plier Morales, la société civile guatémaltèque a-t-elle une chance de contrecarrer sa dérive antidémocratique ? « La frustration est grande, parce que la situation démontre que rien n’a changé depuis 2015, constatait l’analyste politique et membre du parti de gauche URNG Ramón Ruiz, rencontré à Guatemala Ciudad en octobre dernier (1). Nous avons compris, et la Cicig y a largement contribué, qu’il ne suffira pas de faire tomber une fois de plus la tête. La corruption est la conséquence d’un système rapace qu’il faut modifier en profondeur. » Plusieurs mouvements sociaux – populations indigènes (dominantes), syndicats, étudiants, collectifs de femmes, groupes LGBT et intellectuels – ont amorcé à l’automne une plateforme en vue des élections. « Le discrédit des partis et les casseroles de la corruption ouvrent une fenêtre historique pour le Guatemala », espère Alicia López, du Centre de développement intégral de la femme (Cedi mujer).

Pour porter leurs espoirs, de nombreux regards se sont tournés vers Thelma Aldana. Procureure générale de la République jusqu’en 2018, elle a à son actif une carrière anti-corruption qui lui a valu d’être distinguée par le Right Livelihood (dit « prix Nobel alternatif »), conjointement avec Iván Velásquez, le président de la Cicig. La magistrate n’envisageait de se présenter à la présidentielle, qui aura lieu le 16 juin, qu’à condition de s’assurer de l’unité des forces citoyennes et de gauche. Mais « je ne suis pas très optimiste devant leur manque d’articulation actuel », tempère la sociologue féministe Ana Silvia Monzón. Un thème fort rallierait sans difficulté dans ces milieux : le retour de la Cicig. Samedi dernier, des milliers de protestataires ont défilé dans le pays pour dénoncer les manœuvres de Morales, promettant d’autres manifestations.

(1) Il est hélas décédé le 8 décembre dernier.

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