« Les gilets jaunes expriment un nouveau type de citoyenneté »

Le politiste Philippe Marlière voit le mouvement comme la révolte d’un « prolétariat ubérisé », ambivalent sur la démocratie, l’impôt et l’État.

Olivier Doubre  • 23 janvier 2019 abonné·es
« Les gilets jaunes expriment un nouveau type de citoyenneté »
©photo : Aux Invalides, à Paris, durant l’acte 10 des gilets jaunes, le 19 janvier. crédit : Antoni Lallican/afp

Engagé à gauche, passé par plusieurs organisations de la gauche de la gauche, Philippe Marlière (1) analyse les transformations et les exigences nouvelles de citoyenneté portées par le mouvement des gilets jaunes. Et les difficultés où se trouvent les partis de gauche pour les suivre.

En rediscutant les fondamentaux de la citoyenneté, les gilets jaunes sont-ils en passe de devenir des citoyens d’un nouveau type ?

Philippe Marlière : Dans une certaine mesure, on assiste avec ce mouvement à la naissance d’un nouveau genre de citoyenneté. Comme certains l’ont souligné avant moi, il s’agit de la première rébellion de masse, à l’échelle d’un pays, d’une société ubérisée. La sociologie des participants à ce mouvement montre qu’il s’agit surtout de classes moyennes et de prolétaires, qui vivent plutôt à la campagne ou dans les petites villes – on peut donc parler d’un prolétariat ubérisé. Il y a eu tellement de reculs en termes de citoyenneté sociale et politique ces dernières décennies, et les gilets jaunes expriment un tel rejet radical de la démocratie représentative, que l’on se retrouve un peu avec les compteurs à zéro, avec une citoyenneté si appauvrie que tout est à reconstruire, à refaire.

Une citoyenneté est en train, dans l’action ou dans la praxis, de se mettre en forme. C’est comme si l’on se retrouvait au milieu du XIXe siècle, c’est-à-dire au temps des révolutions (1830, 1848-1851 ou la Commune).

Cette société ubérisée traduit avant tout la défaite de l’État social, ou social-démocrate, qui scellait un compromis entre le capital et les droits socio-économiques et politiques des travailleurs. Mais, si l’on est à un moment de retour à zéro, comme aux XIXe et XXe siècles (jusqu’aux années 1970), la différence est que ceux-ci ont été des moments de conquêtes sociales et politiques. Ce sera bien plus compliqué de nos jours.

Diriez-vous que l’exigence démocratique des gilets jaunes, avec des revendications comme le référendum d’initiative citoyenne par exemple, s’oppose à la vieille démocratie représentative ?

Sans aucun doute. La démocratie représentative est un compromis entre le peuple souverain, qui délègue sa souveraineté pour un temps limité, et des représentants élus. Or c’est l’une des revendications fortes des gilets jaunes que de ne pas vouloir de chefs, de représentants, ni de tribuns. Ce qui d’ailleurs accentue encore le désarroi de notre bonne vieille gauche dans toutes ses composantes, y compris celle qui se croit moderne et adaptée aux temps nouveaux – je pense ici évidemment à La France insoumise ! Tous sont rejetés, y compris Mélenchon, et le « dégagisme » s’applique à tous et à toutes les organisations. Cela explique aussi pourquoi les gauches ne cessent de courir derrière ce mouvement depuis trois mois et demi.

Cependant, il faut voir combien de temps va se maintenir cette revendication majeure de ne pas avoir de leaders. Il faut, je crois, relativiser cet élément car, plus le mouvement va durer, plus il y aura un besoin de structuration et d’une forme de représentation. En outre, quelques figures ont déjà émergé, ne serait-ce que médiatiquement, comme Éric Drouet, Benjamin Cauchy ou Priscillia Ludosky.

À mon avis, le rôle de la gauche partisane n’est pas de courir derrière ce mouvement, mais plutôt de se situer en parallèle et d’articuler à son action les revendications sociales au cœur de ce mouvement, en particulier sur un thème qu’elle partage avec les gilets jaunes : la hausse du pouvoir d’achat et la justice fiscale.

N’y a-t-il pas une remise en cause de la citoyenneté dans la contestation de l’impôt, souvent exprimée parmi les gilets jaunes ?

C’est une question fondamentale, et celle qui a tout déclenché. Il est intéressant de voir comment la gauche (entre autres) leur a tout de suite donné raison, alors qu’une semaine plus tôt elle aurait unanimement soutenu les taxes sur les carburants au nom de la protection de l’environnement, thème qui est maintenant au cœur du logiciel de la gauche. Or, fondamentalement, elle est en faveur de l’impôt, en tout cas d’un impôt juste. Et il faut bien admettre que les gilets jaunes ne s’en sont jamais pris au capital, c’est-à-dire à l’accumulation de la plus-value au profit d’une minorité d’entrepreneurs, aux dépens des travailleurs. Une partie d’entre eux se plaint même des prélèvements obligatoires, ce qui est une revendication typiquement de droite. Or, ce qu’ils font depuis le début, c’est de se tourner, d’une façon très française, vers l’État. Il y a donc des contradictions inhérentes à ce mouvement, en particulier sur l’impôt (au sens large), alors qu’ils réclament davantage de services publics ou d’État.

(1) Il vient de publier un article intitulé « Les gilets jaunes ou le discrédit de la démocratie représentative » dans la première publication papier du site de débats d’idées AOC, « Gilets jaunes. Hypothèses sur un mouvement », La Découverte, 216 p., 12 euros.

Philippe Marlière Professeur de science politique à l’University College de Londres

Politique
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