Les sages, les putains et les robes noires

La pénalisation des clients est-elle compatible avec la Constitution ? Après le débat parlementaire en 2016, les pour et les contre ont pu s’affronter de nouveau le 22 janvier.

Romain Haillard  • 30 janvier 2019 abonné·es
Les sages, les putains et les robes noires
© photo : Boulevard de Belleville, à Paris, lors d'un rassemblement de prostituées chinoises contre le harcèlement policier. crédit : GUILLEMETTE VILLEMIN/AFP

Dans une aile du Palais-Royal, à Paris, se niche le Conseil constitutionnel. Ce 22 janvier, la cour suprême française a ouvert ses portes plus tôt : les sages attendent du monde. Les questions qui leur sont posées n’attirent généralement guère l’attention. Mais, ce matin, ils doivent se prononcer sur la constitutionnalité de la pénalisation des clients de personnes prostituées. Passé le porche de l’institution, où un sphinx monte la garde, les visiteurs remplissent la salle d’audience. Ici, pas de victime prostrée ni de coupable stoïque. Deux visions irréconciliables s’affrontent. Les avis sont tranchés, les deux camps à couteaux tirés.

Aidées par le Strass et Médecins du monde, cinq prostituées avaient précédemment demandé le retrait, pour excès de pouvoir, d’un décret d’application lié à la pénalisation de leurs clients. La requête a été rejetée, mais ce refus a permis d’ouvrir un contentieux administratif et de faire parvenir une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) au Conseil d’État, pour enfin accéder au Conseil constitutionnel. Aujourd’hui, huit sages leur prêtent une oreille attentive. L’occasion d’une nouvelle passe d’armes avec le Mouvement du Nid, présent pour incarner la ligne abolitionniste. N’importe quelle personne publique ou privée, si elle justifie de son intérêt à agir, peut donner de la voix dans cette cour. Le recours a le goût des retrouvailles entre deux meilleurs ennemis.

Lionel Jospin et les sept autres juges surplombent l’assistance. « Vous êtes nombreux à prendre la parole aujourd’hui, allez à l’essentiel, pas plus de cinq minutes par personne », presse le président, Laurent Fabius. Me Patrice Spinosi, bien connu en ces lieux, lance l’attaque contre la loi : « Il ne faut pas être dupe. Nous faisons face à une loi morale. Elle opère un dangereux amalgame entre la prostitution et la traite des êtres humains. » Le rhéteur cite ses adversaires du jour : « Il n’y a aucun chiffre, faute de vue d’ensemble sur la prostitution en France. Tenter d’en donner se révèle être un exercice “périlleux”_, pour citer le rapporteur du texte en 2016. »_ L’avocat poursuit son travail de sape en se référant au rapport moral de 2015 de l’Amicale du Nid : 17 % des prostituées rencontrées y seraient identifiées comme victimes de la traite. « Nous sommes loin de la majorité écrasante qu’on essaie de nous présenter », assène-t-il. L’orateur interpelle les juges : « Observez le droit, rien que le droit, sans politique, sans affect, sans instrumentalisation, sans morale. »

Un appel saisi au bond par son confrère Me Nicolas Gardères. L’homme, avec sa barbe à la Jaurès, habitué des plaidoiries aux accents libertaires, interroge : « Qui est-il, celui qui me nie dans mon libre arbitre ? » Les grands principes sont égrenés au fil des prises de parole : autonomie, liberté de disposer de son corps, liberté sexuelle et liberté d’entreprendre. « Ceux qui sont politiquement majoritaires peuvent avoir juridiquement tort », conclut l’avocat, comme pour souligner le rôle de rempart incarné par les juges.

Au tour des abolitionnistes de tonner. Me Manuel Delamarre engage la joute en dénonçant « une longue salve d’attaques violentes contre le législateur ». Il s’offusque : « Je trouve assez surprenant en 2019 de débattre de la possibilité de consacrer constitutionnellement le droit des hommes à disposer du corps des femmes. » L’homme joue la carte de la majorité : « 71 % des Français sont défavorables à l’abrogation de la loi du 13 avril 2016 (1)_. »_ Si la morale a représenté un repoussoir pour les demandeurs, Me Frédérique Pollet-Rouyer n’hésite pas à la revendiquer : « Le droit n’est pas exclusif de toute considération morale. Tu ne tueras point, tu ne voleras point, tu ne violeras point… »

Me Lorraine Questiaux renchérit : « Nous risquons de basculer vers une autre morale : celle du plus fort. » L’oratrice mime sa dernière pique : « Si tu acceptes de te livrer à moi, c’est par ces 30 euros que j’ai jetés à terre. Ici ta dignité s’arrête. » Le public adverse s’agite. Après deux heures d’échanges, Laurent Fabius interroge ses confrères et consœurs : « Des questions pour les intervenants ? » Les sages restent de marbre, la séance est levée. Ils donneront leur réponse le 1er février. Des petits groupes refont le match à l’extérieur, sous le regard impassible du sphinx.

(1) Selon un sondage Ipsos du 21 janvier commandé par des associations abolitionnistes, dont le Mouvement du Nid.

Société
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