Prostitution : Question de consentement

Trois femmes ont accepté de nous raconter les conditions d’exercice de leur activité de prostitution et l’impact de la loi sur leur quotidien. Reportage.

Romain Haillard  • 30 janvier 2019 abonné·es
Prostitution : Question de consentement
© photo : Manifestations de travailleurs et travailleuses du sexe à Paris, le 8 avril 2017.crédit : Zakaria ABDELKAFI/AFP

Anaïs, du privé à l’intime

I magine le connard en boîte de nuit, quand il drague une nana un peu éméchée. Il la ramène à la maison et l’oublie le lendemain… », énonce une femme vêtue d’un pull à capuche surmontée d’une paire d’oreilles de chat. Elle fait mine d’être scandalisée, un sourire en coin : « Et tout ça gratuitement ?! » Anaïs, 42 ans, élève le sarcasme au rang d’un art. Il y a sept ans, elle a abandonné son travail de cadre dans le privé pour devenir travailleuse du sexe. « J’ai fait deux burn-out. J’aimais mon boulot, mais la direction me mettait la pression, je ne pouvais plus continuer », raconte-t-elle sans une once de regret dans la voix. La femme aux lunettes rouges – qui se décrit comme « libertine » – décide de tester la prostitution. « Par pure curiosité », précise-t-elle.

L’ex-cadre décide alors de se mettre dans la peau d’un client et consulte les petites annonces. Elle observe et apprend, puis se lance. « J’avais cultivé tout un imaginaire sur les escort-girls. Des canons avec un savoir-faire sexuel de fou, des clients un peu tordus », décrit-elle théâtralement. Son vécu des premiers rendez-vous balaie ces représentations : « Les clients savent ce qu’ils désirent. Ils veulent parler, de la chaleur, une présence, un rapport sexuel. » La femme aux cheveux courts souffle et secoue la tête : « C’est d’une banalité déconcertante. »

Anaïs commence par se déplacer dans des hôtels ou chez ses clients. En « outcall », comme on dit dans le métier. La femme aux oreilles de chat n’aime pas trop la rue. « Je ne m’y sens pas à l’aise. Certaines préfèrent jauger le client au visuel, d’autres par message. Moi je ne fonctionne que par appel », commente-t-elle avant de continuer : « Il y a autant de manières de travailler que de travailleuses. Voilà pourquoi il n’y a pas de solution universelle, il faut nous écouter ! » Par « solution universelle », elle entend la pénalisation du client. Pendant la navette parlementaire et après son adoption, tout a changé. « Du jour au lendemain, mon téléphone a arrêté de sonner… pendant quinze jours », se souvient-elle.

Pour Anaïs, la médiatisation des débats a provoqué un premier choc psychologique. Malgré le retour de quelques habitués, son activité a chuté drastiquement : « J’ai dû perdre trois quarts de mes revenus. Et encore, j’ai de la chance d’avoir commencé avant. J’ai toujours une petite clientèle plus ou moins régulière. » Mais les conditions de travail se dégradent. « La plupart des bons clients ne viennent plus », regrette l’escort, qui constate froidement : « Restent ceux qui se moquent de la loi… et de nous. »

Pendant une période de disette, Anaïs scrute son téléphone, mais il reste muet. « J’avais quelques jours pour payer mon loyer. J’ai reçu un appel. Le mec, je ne le sentais pas du tout. J’ai pris le risque ». Elle poursuit en cherchant ses mots : « Il n’avait même pas d’argent, il m’a braquée, je n’avais rien. Donc il m’a fracassée. »

La loi ne l’a pas convaincue de mettre un terme à sa profession : « Je n’ai jamais pensé arrêter. Je cultive l’espoir de voir la loi abrogée et d’à nouveau travailler dans de bonnes conditions. » Anaïs conclut, toujours mordante : « Avant la pénalisation, je me sentais bien. Par cette mesure, le législateur m’invite à stopper net. Quand j’étais au fond du trou dans mon boulot de cadre, tout le monde me demandait de tenir le coup. Étrange non ? »

Mylène, « Tradi » et libertaire

Les traits durs, le regard ferme, sûre d’elle, Mylène connaît la rue : elle la sillonne depuis quinze années. Surtout la rue Saint-Denis, où cette « tradi » aux accents libertaires se prostitue. Une cigarette et un verre de scotch à la main, elle énumère ses règles : « Non-engagement, non-jugement, non-­performance. Et ça dans toutes les sphères de ma vie ! » Si cette blonde apprêtée aux airs de baroudeuse a déjà décidé d’arrêter, entre 2008 et 2011, elle n’a jamais songé à renoncer complètement : « J’étais tombée amoureuse d’un mec, il ne voulait pas que je tapine. Mais dans un travail normal je m’emmerdais» Avant de se prostituer, elle en avait vu d’autres : ménage, vendeuse, serveuse, réceptionniste, secrétaire… « J’exècre être payée au lance-pierre, les petits chefs et le conformisme », conclut la secrétaire générale du Strass dans une volute de fumée de cigarette.

Au début des années 2000, « quand j’étais un bébé tapin », souligne-t-elle amusée, les anciennes lui narraient les histoires de l’époque. « Avant mon arrivée, il y avait des immeubles entiers pour les passes, et les équipes de voyous faisaient tourner la baraque », rapporte-t-elle sans nostalgie aucune, bien au contraire : « Ce type d’organisation n’a jamais profité aux putes. » Mylène pense aux exploiteurs de réseaux de traite : « Des esclavagistes. Ces types-là s’engouffrent dans les failles. Ils profitent des femmes, de leur absence de papiers pour certaines, de leur vulnérabilité pour d’autres. Voire des deux à la fois. »

Même le réglementarisme – c’est-à-dire une reconnaissance et un encadrement légal de la prostitution comme métier – aurait ses vices. « Rouvrir les bordels avec des macs n’est pas une solution. Dès qu’il y a un mac, il y a pression et donc contrainte », expose la travailleuse du sexe. Elle, elle revendique un modèle coopérativiste : « Avec des amies, de la liberté, mais aussi une grande rigueur et une autodiscipline. » Une organisation non formalisée mais observable sur son lieu de travail. « Il y a une véritable entraide, un transfert de savoir communautaire rue Saint-Denis », rapporte-t-elle, avec une pointe de fierté.

La pénalisation du client ? Mylène ne l’a pas vécue comme les autres. « Moi, je n’ai pas cassé les prix, question de principe. Toi tu viens pour le plaisir, moi je suis là pour tenir un toit et élever un enfant. » Pas de chef, mais les règles restent les règles. « Je consens à faire une prestation quand tu payes et que tu ne nuis pas à mes valeurs et à mon éthique. À partir du moment où la contrainte s’immisce, le viol commence. » Pour le Strass, elle a couru les réunions, les conférences et les débats contre la loi du 13 avril 2016. « Je me suis saignée pour ça. Voir ces gens fabriquer des lois à l’encontre des premières concernées… ça m’a déglinguée », enrage-t-elle, le regard toujours aussi dur.

Lily aux deux visages

Avant de raconter son histoire, elle le précise bien à l’interprète : elle veut qu’on l’appelle Lily. Dans son pull bleu océan un poil trop grand pour elle, Lily, donc, a quelque chose d’indescriptible, un sourire en coin figé et timide, une sorte de pudeur courtoise… Il y a un peu plus de quatre ans, elle décide de quitter la Chine pour rejoindre la France. Mère célibataire, elle laisse son unique enfant à sa grand-mère. Jusque-là, elle vivotait avec son salaire de vendeuse dans un grand magasin. La quadragénaire en veut plus. Une connaissance lui parle de Paris : là-bas, il est possible de faire de l’argent.

Arrivée avec une amie au pays de Voltaire et d’Hugo, Lily trouve un logement-dortoir dans le nord-est de la capitale. Beaucoup de femmes, toutes chinoises, dont certaines ne sont pas là le soir. La femme à la longue crinière noire clairsemée de racines blanches trouve un premier job. Pour des familles de la communauté, elle garde de temps en temps des enfants. De maigres revenus, peu assurés. Elle n’arrive pas à joindre les deux bouts. Quand elle rentre tard chez elle, elle voit ces femmes sur les trottoirs du boulevard de Belleville.

Lily a vite compris, et un mot en mandarin lui vient à l’esprit pour décrire à la fois ces ombres et son sentiment. Elle baisse la tête et rit délicatement avant de la redresser : « diūlián ». « Perdre la face ». Trouver un travail sans papiers, sans parler le français, c’est forcément passer par la communauté. Mais la femme au pull trop grand ne connaît pas grand-monde. Face aux difficultés, sans alternative, elle décide d’essayer à son tour.

Lily entame une double vie. Deux appartements : une colocation avec une copine et une autre pour travailler, à trois. L’une bosse de jour, elle et la troisième de nuit. Mieux vaut ne pas être seule, pour la sécurité, raconte-t-elle. Les agressions auraient augmenté ces derniers temps. En a-t-elle vécu une ? Elle soutient le regard, avec des yeux doux qui percent derrière ses lunettes élégantes, puis le souffle en français : « Oui… » Sans aller plus loin.

Quand le soleil se lève, Lily ne travaille déjà plus. Elle redevient elle-même, une personne « normale », selon ses termes. Elle occupe son temps libre, elle aime regarder de longues séries sur son téléphone. « Versailles ! » (la série franco-canadienne), s’enthousiasme-t-elle. Mais, de temps à autre, un oiseau de nuit tente de briser la frontière entre ses deux vies. Un numéro inconnu s’affiche sur son portable en plein milieu du jour. Elle a horreur de ça, elle ne répond pas. Séparer, bien séparer…

Malgré ses deux loyers à régler, Lily arrive à gagner suffisamment d’argent pour en envoyer à sa famille. Elles le font toutes, pour un enfant à éduquer ou pour les frais de santé d’un parent. Revenir en Chine ? Hors de question, elle n’y voit aucun intérêt. Avant de partir, elle fait passer un message via l’interprète : « J’aimerais qu’on nous comprenne. Nous n’avons pas le choix. Je veux avoir une meilleure vie, personne ne me force à le faire. »

Société
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