Genèse des intellectuels postcoloniaux

Thomas Brisson analyse les relations entretenues par les auteurs chinois, arabes et indiens avec la pensée occidentale.

Olivier Doubre  • 6 février 2019 abonné·es
Genèse des intellectuels postcoloniaux
© photo : Edward Saïd (1935-2003), figure emblématique de l’intellectuel postcolonial, selon Thomas Brisson. crédit : Ulf Andersen/Aurimages/AFP

Le politiste Thomas Brisson s’intéresse à la construction des pensées postcoloniales et à la sociologie des intellectuels qui les produisent. Il retrace notamment l’évolution des auteurs et de leur pensée, leurs positions par rapport à la modernité occidentale, mais aussi vis-à-vis des anciennes contestations tiers-mondistes de l’époque des décolonisations. Cette évolution, qui a vu entre-temps la naissance aux États-Unis des subaltern studies et surtout des postcolonial studies, est marquée selon lui par l’importance de la notion de « déplacement » chez ces intellectuels souvent en diaspora. Le domaine d’études du chercheur recouvre donc ce large mouvement qui cherche à « décentrer l’Occident », pour reprendre le titre de son dernier livre, en s’intéressant aux échanges entre « champs intellectuels transnationaux (1) » et à leurs enjeux.

Qu’est-ce qu’un « intellectuel post­colonial », terme que vous employez dans le sous-titre de votre livre ? Est-ce forcément un intellectuel déplacé ou déraciné ?

Thomas Brisson : Il y a plusieurs manières de répondre à cette interrogation. Une définition extrêmement large serait de dire qu’un intellectuel postcolonial est né dans un contexte créé par une pénétration occidentale au-delà de l’Occident. Cela peut concerner des individus en Inde, en Chine, en Afrique, en Amérique du Sud, etc. Une autre définition consiste à s’intéresser également à des personnalités déplacées, c’est-à-dire nées hors des mondes occidentaux, puis relocalisées dans ceux-ci. Ce sont souvent des intellectuels venus étudier durant la période coloniale ou immédiatement après celle-ci, donc à Paris, à Londres, certains à Amsterdam, puis qui, à la faveur des déplacements des centres de pouvoir, se retrouvent souvent aux États-Unis, devenus de plus en plus hégémoniques à partir de la fin des années 1960.

Les intellectuels postcoloniaux ne sont pas tous nécessairement déplacés, mais ceux-ci en constituent une bonne part. Et il est évident que le déplacement géographique est un vecteur à la fois d’occidentalisation et de production de critiques de l’Occident. Ces caractéristiques, si elles concernent une grande diversité d’intellectuels postcoloniaux ou ­occidentalisés (selon les termes que l’on veut leur appliquer) et permettent de mieux les cerner, ne les englobent pas dans leur ensemble. Ce sont là quelques-unes des interrogations qui ont guidé mes recherches, même si je ne prétends pas à l’exhaustivité.

En outre, il existe une part non négligeable d’intellectuels qui sont restés et travaillent dans leur pays d’origine, abordant d’autres types de problèmes que les « déplacés » (comme la censure ou le rôle des pouvoirs sur place), mais que l’on entend moins ici, car ils sont de fait moins médiatiques et disposent de moins de relais ou de capitaux scientifiques internationaux. À quoi s’ajoutent évidemment des questions de langue, voire de culture…

En quoi la critique de la modernité occidentale par des penseurs non occidentaux a-t-elle été malgré tout largement imprégnée par la pensée occidentale ?

J’ai essayé d’éviter d’opposer de manière trop dichotomique des mondes qui seraient supposés ne pas communiquer entre eux. Il existe en effet un certain nombre de thèses, notamment celle du « choc des civilisations » chère à Samuel Huntington, laissant accroire qu’ils ne communiqueraient pas. Or, si l’on regarde les ouvrages et les parcours des différents auteurs, on voit des points de communication assez forts.

Tout d’abord, toute critique de l’Occident présuppose une forme d’occidentalisation. On le repère d’ailleurs dans le fait qu’un certain nombre de grandes figures des postcolonial studies ou d’intellectuels postcoloniaux sont des personnes très tôt occidentalisées, dès leurs études. Pour ne prendre que l’exemple emblématique d’Edward Saïd, qui est quasiment le fondateur des postcolonial studies, il est né à Jérusalem et a vécu toute sa jeunesse au Caire, mais il a été élevé majoritairement en anglais, a lu Shakespeare et Flaubert très tôt, et parlait couramment au moins trois langues, sans compter le latin et le grec.

Par ailleurs, concernant la formation même des critiques de l’Occident, ceux-ci, pour que leur travail soit entendu, efficace et pertinent, doivent bien connaître les ressorts des politiques et des savoirs occidentaux. C’est donc souvent le fait d’intellectuels postcoloniaux qui ont résidé pendant des décennies en Occident, où la plupart ont fait des thèses, et qui ont une connaissance très profonde des différentes traditions occidentales – dont ils ont d’ailleurs presque toujours un très grand respect pour les textes, ce que l’on oublie ou caricature assez vite.

« Occidentalisation et désoccidentalisation de la pensée vont de pair », soulignez-vous. Pour être à même de critiquer l’Occident, il faut bien le connaître. Cela peut sembler évident…

Oui, mais c’est souvent oublié ! Non seulement par les intellectuels occidentaux, mais même au sein des courants les plus radicaux, que l’on qualifie parfois d’indigénistes. Parmi eux, qui ne sont ni les plus connus ni, parfois, les plus intéressants, il peut y avoir une tentation de retrouver une pensée des origines, supposée immaculée, immémoriale, non contaminée par l’Occident. Or ce type de démarche ne fonctionne pas réellement. On ne peut, selon une grande majorité d’intellectuels postcoloniaux, travailler en ignorant les fondements de la pensée de l’Autre.

Vu le panorama que vous dressez dans votre ouvrage, et en dépit des situations diverses que vous venez d’évoquer, pourquoi la pensée postcoloniale est-elle souvent attaquée, particulièrement en France ?

Il y a plusieurs facteurs d’explications. Tout d’abord, et c’est peu souligné, il y a eu en France des débats postcoloniaux très vifs dans les années 1960 et 1970. Par exemple autour de Maxime Rodinson ou de Jacques Berque, pour s’en tenir au seul monde arabe. Au même moment, il y a eu un type de savoirs, souvent appelé « orientalisme scientifique », qui a littéralement explosé, alors que la France en était l’un des plus grands centres de production en Occident. Les savoirs sur les mondes non occidentaux ont alors été complètement reconfigurés. Lorsque Edward Saïd écrit L’Orientalisme à la fin des années 1970 et que les postcolonial studies se structurent aux États-Unis et dans le monde anglo-saxon, les Français ont un peu l’impression qu’ils ont résolu les questions posées par Saïd une bonne quinzaine d’années plus tôt.

Un autre décalage provient de la manière dont sont appréhendées les postcolonial studies en France. Un auteur tel que Jean-François Bayart (2) leur reproche – pas toujours à tort d’ailleurs – d’éluder parfois l’histoire, les contextes et les rapports de pouvoir pour se limiter à un face-à-face quasi figé entre un sujet occidental et un sujet colonial (ou postcolonial).

En quoi les productions contemporaines des intellectuels postcoloniaux constituent-elles une « recomposition profonde », voire un « effacement », selon vos termes, des anciennes résistances des pays du Sud (tiers-mondisme, anticolonialisme, etc.) ?

Il ne faut pas être trop radical dans ce type d’affirmations, en suggérant que le postcolonialisme aurait remplacé un tiers-mondisme entré en crise. Car on y retrouve un certain nombre de critiques et d’interrogations qui étaient présentes dans le mouvement tiers-mondiste. Par exemple, chez Edward Saïd, dans sa critique de l’orientalisme, c’est-à-dire la manière dont l’Occident a construit son imaginaire et a représenté le Sud ou l’Orient avec des stéréotypes propres.

Il y a donc une certaine continuité. Mais on observe aussi des ruptures claires. La première est que la critique tiers-mondiste est adossée à des États-nations en voie de constitution. Beaucoup d’intellectuels sont alors marqués par l’espérance d’une décolonisation et d’un nationalisme postcolonial, par exemple en Algérie ou en Inde. Aujourd’hui, ce n’est plus vraiment le cas. Les intellectuels postcoloniaux sont davantage en diaspora et prennent acte de la faillite des États-nations issus de la décolonisation, puisque ceux-ci n’arrivent pas à offrir à leurs citoyens des libertés politiques et un développement économique. Ces auteurs, pour la plupart très mondialisés (résidant souvent aux États-Unis), pensent la continuation des rapports de pouvoir, notamment par l’Occident, depuis une position nouvelle et avec beaucoup de distance vis-à-vis des États décolonisés ou post­coloniaux. Edward Saïd a eu des rapports assez exécrables avec le nationalisme palestinien !

Or, ce qui va structurer les postcolonial studies ou les subaltern studies, c’est d’abord la critique des historiographies nationales. C’est le cas chez beaucoup d’intellectuels indiens, vivant ou non en Inde. Il y a une prise de distance par rapport aux espoirs de libération tiers-­mondistes, qui étaient adossés aux nationalismes. Aujourd’hui, ils se situent beaucoup plus dans une mondialisation des savoirs, avec des ramifications et des échanges intellectuels qui ne pouvaient pas avoir lieu auparavant.

Thomas Brisson est professeur de science politique à l’université Paris-8.

Décentrer l’Occident. Les intellectuels postcoloniaux chinois, arabes et indiens, et la critique de la modernité, Thomas Brisson, La Découverte, 288 pages, 22 euros.

(1) Voir Actes de la recherche en sciences sociales (n° 224, Seuil). Thomas Brisson y propose un article reprenant une partie des questions abordées dans son ouvrage mais limitées à la Chine : « Les intellectuels néo-confucéens et le débat sur les droits humains dans les années 1990 ».

(2) Les Études postcoloniales, un carnaval académique, Jean-François Bayart, Karthala, 2010.

Idées
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