Judith Davis : « J’avais envie de chemins de traverse »

La réalisatrice Judith Davis aborde des questions fondamentales de notre époque, sans délaisser le burlesque et le romantisme.

Christophe Kantcheff  • 5 février 2019 abonné·es
Judith Davis : « J’avais envie de chemins de traverse »
© photo : Angèle (Judith Davis) veut retrouver le sens des motsnet de la parole. crédit : Agat films & Cie - Ex nihilo

Cofondatrice de la compagnie théâtrale L’Avantage du doute, Judith Davis a conçu Tout ce qu’il me reste de la révolution dans le prolongement d’une pièce écrite et jouée avec ses acolytes, que l’on retrouve dans le film. Autant dire que le collectif n’est pas un vain mot pour la réalisatrice.

Que vous reste-t-il de la révolution ?

Judith Davis : Le titre dit : Tout ce qu’il me reste de la révolution : c’est peut-être peu, mais c’est aussi « tout ». C’est l’énergie vitale d’avoir encore envie de se réunir, de répondre à cette nécessité profondément humaine selon laquelle il est impossible de vivre bien si on ne vit pas avec les autres… La nature humaine, si tant est qu’elle existe, n’est pas que compétitive. Nous avons aussi une propension à coopérer, à éprouver de la joie d’être ensemble. Il s’agit de revenir à quelque chose de modeste, un humanisme de base qui peut parfois être jugé en deçà d’un combat, mais peu importe. Mon envie, c’est de mobiliser le maximum de personnes, d’être en dehors des a priori politiques ou idéologiques sur ce que signifie s’engager.

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« Tout ce qu’il me reste de la révolution », c’est la conviction que, si l’on continue d’accepter un système qui fabrique de l’autodestruction, si, dans les entreprises, les cadres, les n+1, n+2, etc., continuent d’appliquer des normes de management qui cassent les chaînes de solidarité, produisent de la paranoïa et humilient, quelque chose en eux va se révolter sous forme d’un pétage de plombs, d’une maladie – c’est ce qui arrive au personnage de Stéphane dans le film. Le monde de l’entreprise, en tant que paradigme, est en train de contaminer les sphères de toutes les activités humaines. C’est pourquoi il faut arrêter, parce que nous sommes tous perdants, à part 2 % de la population qui profitent de ce système-là.

Angèle est tournée vers Mai 68, c’est une référence immense et pesante. Mais comment est-elle de son époque, la nôtre ?

La quête politique d’Angèle est en même temps une quête personnelle. Pour qu’elle soit de plain-pied dans son époque, elle doit dépasser son anachronisme, elle qui se veut l’héritière des luttes des années 1970, quand on pouvait épouser une cause de façon absolue, l’engagement prenant en charge toutes les composantes de la vie. Une des clés consistait à la confronter au totalitarisme des critères imposés par le capitalisme actionnarial : la compétition et la rentabilité. Critères qui font ­barrage, contrairement à ce qui se passait en Mai 68, à un récit alternatif et à toute pensée politique.

En revanche, comme en 68, la parole est fondamentale…

Angèle ne cesse de dire qu’il faut reprendre la parole. C’est une lutte contre le désespoir de voir nos mots et notre imaginaire devenir des produits. Ils sont achetés par des think tanks qui les vident de leur sens et les revendent à des agences de communication, qui elles-mêmes les redistribuent à travers Internet et les médias. D’où la création, dans le film, d’un collectif de parole. « Tout ce qu’il nous reste de la révolution », c’est aussi d’être assis sur de petites chaises dans une école primaire en train de nous demander : qu’est-ce que cela veut dire, « quelqu’un » ?

Cependant, plus Angèle parle – et elle ne s’en prive pas – moins elle voit. Un des éléments narratifs et dramaturgiques du film qui m’importait beaucoup, c’était qu’elle devait connaître un temps de silence : elle se tait, regarde les autres, dans leur solitude, leur humanité. C’est pourquoi ce n’est pas Angèle qui dit ses quatre vérités à Stéphane. C’est lui qui s’autorévèle. Angèle passe par cette période de silence pour reprendre plus tard la parole à un endroit peut-être plus vaste pour elle et pour son engagement.

J’ajouterai ceci : le film a eu du mal à trouver son financement, il a failli ne pas se faire. Ainsi, tout est lié : comme c’est une comédie sociale et romantique, et qu’il emprunte au drame familial, il ne pouvait être rangé dans aucune case. À partir du moment où il ne correspondait pas à un produit déjà identifié et qu’il ne comportait pas d’acteurs connus, on ne pouvait mesurer son potentiel de rentabilité…

Mais je ne m’exclus de rien : moi-même, je constate combien mon imaginaire est formaté par l’uniformisation des propositions filmiques : qu’il s’agisse de mon rapport à l’attente, au suspense, au rythme, au message… J’avais envie de chemins de traverse.

Aviez-vous en tête des cinéastes qui se sont posé des questions révolutionnaires sur la narration ou la façon de montrer ?

J’avais plutôt en tête de ne rien m’interdire. En termes de découpage ou de mise en scène, par exemple. Comme le théâtre est ma culture première, je ne sens pas peser sur moi une cinéphilie écrasante. En fait, il y a de très nombreux cinéastes auxquels j’ai pu penser pour m’autoriser certaines choses. Par exemple, Sidney Lumet, qui, dans À bout de course, est dans une économie de situations et de mise en scène pour raconter le point de rencontre entre l’intime et le politique. Ou Guy Madin, d’une manière très différente. Ou encore Sempé, qui n’est pas du tout cinéaste mais qui instaure un rapport d’échelle tel qu’il peut dessiner un humain avec tous ses problèmes, mais de si loin qu’on voit un ciel étoilé au-dessus de sa tête, ce qui le replace dans un plan plus vaste. Ce n’est évidemment pas un hasard si Angèle est ­urbaniste : je pouvais ­inscrire mes personnages dans des paysages et un cosmos plus grand.

L’humour et le burlesque ont un rôle important. Ils font décoller le film du réalisme…

Ma première proposition formelle, c’était le rire. Parce que nous devons rire ensemble de ce qui nous arrive. Depuis toujours, en présence d’une situation de violence et de crise, rire ensemble libère. C’est un rire à hauteur d’homme, pas un ricanement ou un rire en surplomb. Et le rire permet de glisser, l’air de rien, vers des questions que je souhaite que tout le monde prenne à bras-le-corps. Comme celle-ci, qu’il est impossible de poser sérieusement de but en blanc, sous peine ­de hérisser le spectateur : de quoi est-on encore sûr ?

Il y a en effet beaucoup d’écarts avec le réalisme dans le film. À un moment, je réfléchissais à la manière dont Angèle serait habitée et même contaminée par ­l’Histoire. Je me demandais comment j’allais représenter cela en image. Et soudain, je me suis vue dans le reflet d’une vitrine : je portais de grosses lunettes genre RDA, une chapka énorme, un grand manteau jaune et des bottes. Je m’habille comme cela quand je me sens un peu fatiguée et que je veux passer inaperçue [rires]. Du coup j’ai donné un peu plus de ce qui m’appartient à Angèle, et c’est de là qu’est venue la scène où elle se prépare à revenir chez son père, presque onirique.

Angèle est beaucoup plus à l’aise avec son débit de parole qu’avec son corps. Celui-ci semble souvent « empêché »…

J’ai hérité d’une conception du politique où tout pouvait se résoudre sur un plan théorique. Donc le corps, l’amour, la famille… c’était secondaire. Je voulais raconter cela aussi, bien sûr, et l’incarner ! On dirait qu’Angèle marche avec sa tête : son corps bute sur des portes, des obstacles… Utiliser le burlesque pour montrer, cela me plaisait beaucoup.

Il y a aussi toute la question de la féminité, qui est réelle mais moins marquée dans le film. La transmission mère-fille ne s’est pas faite. Ce n’est pas pour rien que la mère d’Angèle vend des soutiens-gorge, qui symbolisent une attention portée au corps, à la poitrine d’une femme. Ce sont des petites choses mais qui, du point de vue intime et du rapport à l’autre, sont très importantes. Angèle a tout cela à rattraper.

Cinéma
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