Alessandro Stella, l’histoire comme plaie ouverte

Cet ex-militant de la lutte armée en Italie est réfugié depuis trente-sept ans en France, où il a reconstruit sa vie comme historien et anthropologue. Non menacé lui-même, il s’afflige de l’acharnement contre ses anciens camarades.

Romain Haillard  • 20 mars 2019 abonné·es
Alessandro Stella, l’histoire comme plaie ouverte
© photo : Alessandro Stella lors de la manifestation des gilets jaunes le 16 mars à Paris.crédit : Romain Haillard

Certaines histoires restent figées, comme gravées dans le marbre. D’autres demeurent brûlantes et en mouvement, tel du magma. « Les années de plomb », ou « mai rampant », ont ces airs de volcan qui n’aurait jamais trouvé le sommeil. Alessandro Stella voulait en parler au passé lors d’un colloque organisé le 17 janvier à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) à Paris. L’actualité a contraint l’enseignant d’ouvrir le séminaire au présent. Trois jours plus tôt, la Bolivie avait extradé Cesare Battisti vers l’Italie. La fin d’une cavale de 37 années et le début d’une incarcération à vie, à 64 ans. À son atterrissage à Rome, où le ministre de l’Intérieur, Matteo Salvini, l’attendait, le militant d’extrême gauche avait esquissé un sourire. En contrebas de l’amphithéâtre de son école, Alessandro Stella, lui, arborait une mine grave. Comme Battisti, il a connu la lutte armée, la clandestinité, puis le renoncement à la violence.

Dans la cuisine de sa maison à Montreuil, en proche banlieue parisienne, le sexagénaire au nez aquilin pose une cafetière sur le feu. « J’ai continué avec d’autres armes, celles de la critique. Et j’en ai fait mon métier », souligne de son accent italien le désormais directeur de recherche au CNRS. Sur une table, son livre frappé d’un titre aux lettres rouges : Années de rêves et de plomb. Ce récit autobiographique, il le fait commencer à Thiene, dans le nord-est de l’Italie, là où la vie de ses compagni (1) s’est tragiquement terminée. « Il était presque 17 heures, ce maudit 11 avril 1979, quand explosa entre leurs mains la bombe qu’ils étaient en train de préparer », se souvient l’auteur. La déflagration emporte Alberto, Angelo et Antonietta. Un autre camarade, Lorenzo, se suicide en prison après une vague de répression sur le milieu autonome de la région. Quatre noms tombés dans l’oubli, engloutis par une réécriture judiciaire et criminalisée de ce moment révolutionnaire de « communisme au présent ». Ne reste qu’un récit, celui en « caractères de plomb, de sang, de prison et de mépris », écrit l’homme en quête de réhabilitation. L’histoire reste toujours celle des vainqueurs.

Cavale

Assister aux obsèques de ses compagni aurait signifié la prison ou la mort. Alessandro Stella abandonne son rôle de militant public et entame une cavale de deux ans. À l’époque, trouver une planque n’est pas le plus compliqué, car les militants bénéficient d’un large réseau de sympathisants. « Pendant un mois, j’ai même été hébergé chez Antonio Giolitti, le commissaire européen italien de l’époque », raconte-t-il, avant d’ajouter : « À son insu bien sûr. Une fois, je lui ai même répondu au téléphone sans qu’il sache qui j’étais. »

Le révolutionnaire ne renonce pas à ses activités politiques, mais la clandestinité lui pèse. « Les réunions avec des militants choisis, les règles de sécurité… Tout ça me coupait des énergies qui me maintenaient », résume-t-il, nostalgique des assemblées générales fiévreuses. En 1981, il clôt le chapitre italien de sa vie pour s’exiler au Brésil, puis s’installe au Mexique. Attablé devant un café et une clope à la main, l’historien anthropologue se souvient : « J’apprends dans la presse l’élection de Mitterrand et ses déclarations à l’égard des groupes armés italiens. » L’anonyme ressort son vrai passeport et rejoint la France en février 1982, pour tenter de vivre en homme libre.

Ça ne loupe pas. À son arrivée, des policiers l’attendent. « Quand je leur ai demandé l’asile politique, ils ont écarquillé les yeux, je venais d’un pays démocratique », se remémore-t-il, amusé. Au bout d’une semaine, l’ordre tombe : le voilà libéré. « Le signal était donné, j’ai ouvert la voie », fait remarquer le premier « asilé ». Entre deux bouffées de cigarettes, il précise : « Avant moi, une vingtaine d’Italiens vivaient cachés à Paris ; peu à peu, ils se sont présentés à la police. » Tenus de pointer régulièrement au commissariat, suivis par les renseignements généraux, tous jouent le jeu. « Chez les militants, il existait une certaine discipline, pour ne pas dire un rigorisme », note l’homme aux boucles grises. Il cite un exemple : « Mon frère, journaliste au Corriere della Sera_, a interviewé au début des années 2000 Anna Laura Braghetti_ (2) des Brigades rouges. Il a été soufflé par cette femme qui a pratiqué la clandestinité à son plus haut point, et pourtant d’un légalisme à toute épreuve. »

Militant à plein temps depuis le lycée, le nouveau Parisien âgé de 25 ans doit tout reprendre à zéro : « Comme tous les autres, je ne savais pas faire grand-chose, nous n’avions aucune formation professionnelle. Les rares examens réussis, c’était grâce à la clémence de certains professeurs militants de l’université de Padoue, comme Toni Negri (3)_. »_ L’ancien sécheur de cours retrouve les bancs de la fac, gagne sa vie sur quelques chantiers et habite avec d’autres camarades exilés. Du premier coup, il réussit le concours d’entrée au CNRS. Il rencontre également sa première épouse. « J’ai ouvert une deuxième porte pour les autres, celle du mariage avec une Française », plaisante l’homme à la binationalité. « Par amour, bien sûr, pas pour les papiers », précise ce père de trois enfants, tous majeurs désormais.

Étranger dans son pays

La liberté d’Alessandro Stella connaît cependant une parenthèse, quand l’histoire le rattrape. « Je faisais l’objet d’un mandat d’arrêt international, je me suis fait arrêter comme un con lors de vacances en Espagne », peste l’ex-clandestin. L’Italie réclame son extradition. À l’issue de six mois de prison, le gouvernement socialiste espagnol le relâche. « Les juges ont estimé que les poursuites de l’État italien étaient politiques et que j’avais agi par solidarité, sans chercher à m’enrichir personnellement », rapporte-t-il. Il justifie, plein d’aplomb : « C’était parfaitement vrai. J’ai fait des hold-up, des cambriolages, des vols, mais je n’ai jamais gagné un centime pour ça. » Cependant, les raisons de sa libération se situent ailleurs, selon lui. Les soutiens ne tarissent pas. Rossana Rossanda, ex-dirigeante du Parti communiste italien et fondatrice du journal Il Manifesto, aurait fait jouer son réseau. « Elle avait un copain membre du cabinet du ministère de la Justice. Il aurait intercédé en ma faveur », avoue-t-il.

Fin de la parenthèse. Mais le passé judiciaire d’Alessandro Stella continue de s’écrire dans sa terre natale, sans lui. Le 30 janvier 1986, la cour d’assises de Padoue le condamne à six années de prison par contumace pour avoir « constitué, organisé et dirigé à Vicence et Thiene une association subversive en bande armée ». Une peine prescrite grâce à une vieille loi du XIXe siècle. Vingt longues années après avoir quitté l’Italie, Alessandro Stella a pu y retourner et retrouver ses parents. Quelques jours après son retour, comme s’il l’avait attendu, son père meurt. Comme beaucoup d’autres, l’exilé revient chez lui en étranger. Son pays a profondément changé, emprisonné dans une mémoire schizophrénique_. « Le fantôme du “terrorisme” sert à étouffer le moindre mouvement social radical »,_ observe-t-il. Désormais, une nouvelle page se tourne, la suite s’écrira en français et avec un gilet jaune. « Ce mouvement me revitalise », souligne le militant de toujours, qui lui trouve des airs d’autonomie.

Paranoïa

Définitivement tiré d’affaire ? Sans doute, mais pas ses camarades. Le 18 février, le lecteur assidu de presse ouvre Le Monde et découvre l’interview de Nathalie Loiseau, ministre des Affaires européennes. « Il n’y a aucune raison de s’opposer à une éventuelle extradition », y déclare-t-elle à propos des brigadistes réclamés par le gouvernement italien. Il s’y attendait. L’intellectuel s’étonne davantage du peu d’émotion suscité par cette nouvelle. « En 2004, quand la France se préparait à extrader Battisti une première fois, artistes, penseurs, professeurs avaient pris position contre », se rappelle-t-il.

Dépassé, Alessandro Stella s’emporte : « Qu’est-ce qui a changé en quinze ans ? Ne devrait-on pas avoir plus de clémence pour des personnes âgées ? Ne devrait-on pas redoubler de soutien contre les caprices d’une aile fascisante du gouvernement italien ? » Le professeur connaît la plupart des « quatorze » visés par Matteo Salvini. « Après des années à nous cacher, la paranoïa revient dans notre camp. Je ne les appelle plus, je ne veux pas les mettre en danger, les compromettre », regrette-t-il.

Si Alessandro Stella n’exprime plus la volonté de se réinstaller en Italie, il compte se rendre à Thiene en avril. Quarante longues années ont passé depuis la funeste explosion. Lorenzo, qui a mis fin à ses jours en prison, avait l’habitude de peindre des toiles pendant son temps libre. « Et elles sont plutôt réussies », souligne son vieil ami. Avec des camarades, ils veulent les exposer dans une salle municipale. Mais ils ne seront pas accueillis à bras ouverts. Des militants de l’extrême droite locale ont brandi une banderole devant l’appartement où Alberto, Angelo et Antonietta ont péri : « Le terrorisme n’est pas un art. » « C’est comme si nous n’étions jamais partis », peste le sexagénaire. Mais cette fois-ci avec un air de défi dans le regard, déterminé à proposer une autre histoire, celle dont les procès-verbaux et les arrêts de justice ne parlent pas.

(1) « Copains » en italien. Le mot a la même charge affective et militante que « camarade » en France.

(2) Membre des Brigades rouges, ex-geôlière d’Aldo Moro, leader de la Démocratie chrétienne, enlevé et exécuté en 1978.

(3) Antonio Negri, intellectuel et homme politique italien.

Monde
Publié dans le dossier
Réfugiés italiens : Justice de plomb
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