La mort à Damas

À travers l’histoire d’une jeune femme qui s’est suicidée, Chroniques d’une ville qu’on croit connaître, de Wael Kadour, revient sur les origines de la révolution syrienne et interroge sur les causes de son échec.

Anaïs Heluin  • 27 mars 2019 abonné·es
La mort à Damas
© crédit photo : Nabil Boutros

Autour d’un dallage de parpaings, unique élément de décor de Chroniques d’une ville qu’on croit connaître, Hanane El Dirani fait les cent pas. Comédienne, clown, marionnettiste et libanaise, elle incarne une jeune femme syrienne. Une prénommée Roula qui vient d’apprendre que sa meilleure amie, Nour – « lumière », en arabe –, s’est jetée par la fenêtre. À ses côtés, Tamara Saade, libanaise, assume le rôle de messager. En infirmière, elle raconte l’arrivée à l’hôpital de la défenestrée. Elle rapporte ses dernières paroles. Dit en quelques mots sa beauté et son désespoir. Sa mort enfin, qui plonge Roula dans une forme de torpeur, de prostration.

Roula est le personnage central de la pièce de Wael Kadour, auteur et metteur en scène syrien installé à Paris depuis 2016, après plusieurs années passées en Jordanie. Plus que l’histoire d’une disparition, Chroniques d’une ville qu’on croit connaître est donc celle d’un deuil. D’une douleur d’autant plus difficile à prendre en charge que Nour n’a rien laissé derrière elle, et que le contexte politique évoqué à demi-mot brouille toute certitude. La ville a beau n’être jamais nommée ni représentée, nous savons que nous sommes à Damas, à un moment où on réclame dans les rues la chute du régime en place. La fin de quarante ans d’autoritarisme.

Inspirée d’une histoire réelle, cette pièce qui nous ramène en 2011 est une tentative pour Wael Kadour et ses comédiens de « comprendre leur vie aujourd’hui en Syrie ou à l’extérieur », comme le formulait l’auteur sur la feuille de salle du Tandem, scène nationale d’Arras-Douai, où il a été accueilli en résidence avant d’y présenter sa pièce début mars.

Après le dialogue initial, plutôt doux, plusieurs face-à-face se succèdent. La plateforme de béton se fait ring. Dans une langue abrupte, taillée au couteau à partir d’un travail de plateau d’autant plus remarquable qu’il a été court – cinq semaines à peine –, un policier (Mohamad Al-Rashi, également co-metteur en scène du spectacle), le frère (Ramzi Choukair), la mère (Amal Omran) et enfin le petit ami de Roula (Moayad Roumieh) interrogent l’amie de la défunte. Laquelle demeure inconnue, inaccessible, jusqu’au bout de la pièce.

Wael Kadour ne s’aventure pas sur les sentiers de la psychologie, qui auraient risqué de limiter la portée du choix de Nour. À travers ses mots crus, Chroniques d’une ville qu’on croit connaître dit la surveillance constante qui fait de l’intime un champ miné. La pièce suggère les multiples interdits, les tabous qui imposent aux corps et aux esprits syriens – féminins, surtout – une discipline stricte. Une autocensure permanente.

Construites autour de motifs récurrents, telle l’homosexualité présumée de Nour et de Roula, entrecoupées par des instants de danse ou d’obscurité, les différentes agressions qui constituent la pièce ne se stabilisent jamais dans un registre précis. Du réalisme elles passent à l’absurde en faisant maints détours inattendus. Elles ne s’arrêtent sur aucune certitude. S’il n’y a pas à proprement parler d’enquête dans Chroniques d’une ville qu’on croit connaître, la parole y est une question qui contient l’impossibilité de certaines réponses. En faisant naître des paysages variés de simples parpaings, les comédiens ont beau exhumer certains contours de la Syrie en révolution, ils expriment aussi sans cesse leur distance par rapport à elle. Le mélange de nostalgie, d’espoirs déçus et d’autres toujours vifs, qui fait de leur exil un territoire à creuser sans cesse.

En se replongeant dans un épisode passé, Wael Kadour et son équipe de comédiens syriens – à deux exceptions près – témoignent d’une reconstruction, d’une réinvention en cours. Fragmentaire, rempli d’ellipses, leur récit porte avec une grande sobriété, avec intelligence, les traces des difficultés rencontrées par tout artiste en exil en France pour monter une production. Né en 2016 à Beyrouth dans le cadre d’une bourse de création, Chroniques d’une ville qu’on croit connaître nous est en effet parvenu après un long chemin. Sans perdre sa force, sa lumière.

Chroniques d’une ville qu’on croit connaître 10 avril, Théâtre Jean-Vilar, Vitry-sur-Seine (94), 01 55 53 10 60, www.theatrejeanvilar.com.

Théâtre
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