Commune et singulière

Dans Saint-Félix. Enquête sur un hameau français, Élise Chatauret livre le résultat d’une immersion de sa compagnie, Babel, dans un village.

Anaïs Heluin  • 9 avril 2019 abonné·es
Commune et singulière
© crédit photo : hélène harder

À Saint-Félix, on voudrait vivre mieux. On aimerait que la terre soit plus féconde et la météo plus clémente. On rêve d’un peu plus de jeunesse, d’un peu plus de vie, car parmi la vingtaine d’habitants qui y vivent à l’année, la plupart sont là depuis des lustres. Et s’ils ont eu des enfants, beaucoup sont partis. À Saint-Félix, les nouvelles du monde inquiètent, alors on n’aime pas trop les étrangers. On a assez de problèmes comme ça, pourquoi en rajouter ?

Le village éponyme de Saint-Félix. Enquête sur un hameau français est un bled agricole comme il y a tant en France. Et c’est justement pour ça qu’Élise Chatauret, fondatrice de la compagnie Babel, l’a choisi pour en faire le sujet d’un spectacle, où quatre comédiens – excellents Justine Bachelet, Solenn Keravis, Emmanuel Matte et Charles Zévaco – portent la parole des personnes rencontrées sur place. Sans omettre de questionner leur regard et leur démarche.

C’est même sur ce questionnement que s’ouvre la pièce. En mettant en scène l’arrivée d’artistes dans ce Saint-Félix qui ne sera jamais clairement situé, Élise Chatauret rassure d’emblée quant à sa pratique de l’enquête. Pleine d’émerveillement devant la nature et les vieilles pierres, la troupe, qui se fait guider par un habitant à travers le village, aborde le territoire avec une certaine niaiserie et un paquet de clichés.

Nous avons affaire à une version légèrement caricaturale de la compagnie Babel, installée en Seine-Saint-Denis depuis sa création en 2008. Une variante fictive qui permet à la metteuse en scène et aux comédiens de développer autour de leur travail de terrain, mené entre janvier et juin 2017, un fin et astucieux langage théâtral. Ce qui manque à bien des compagnies qui revendiquent l’étiquette « théâtre documentaire ».

Élise Chatauret n’use d’ailleurs pas de cette expression, qui semble parfois faire office de label pour les compagnies, très ­nombreuses depuis quelques années, qui l’emploient. Plus encore que sur les réalités rurales abordées, l’intérêt de Saint-Félix. Enquête sur un hameau français repose sur la mise en scène d’une confrontation entre deux univers. D’une mise en danger réciproque à partir de laquelle la compagnie crée au plateau une suite de petits dispositifs. Des inventions toutes simples qui font de la scénographie de Charles Chauvet un espace de fragilité et de transformation permanente.

Sur l’herbe synthétique installée en début de représentation par les comédiens se succèdent un mini-Saint-Félix fait de maquettes en bois, un castelet dans lequel un artiste échevelé à la dégaine de Guignol présente à des villageois son idée de pièce documentaire, ou encore un décor de campagne quasi naturaliste.

C’est en mettant en scène ses doutes et ses recherches esthétiques que la pièce se trouve. Dans ce cadre mouvant, toutes les paroles sont mises à égalité. Celles de la campagne et celles de la ville. Celles de l’agriculture et celles du théâtre, qui ne sont pas si éloignées qu’il y paraît d’abord. Changeant sans cesse de rôles, les quatre comédiens incarnent les deux mondes avec le même mélange de sérieux et de dérision qui contribue beaucoup à la grâce de la pièce.

Les comédiens aboient, aussi. Ils imitent des animaux de la ferme et se livrent à toutes sortes de bruitages qui rapprochent le jeu théâtral du jeu d’enfant. Élise Chatauret remet en cause toutes les hiérarchies qui structurent le milieu théâtral. En revendiquant le droit à la gaminerie, elle dit la nécessité d’imaginer autre chose. Comme elle le faisait dans Ce qui demeure (2016) en se confrontant à la parole d’une femme de 93 ans. Une autre oubliée.

Au cœur des créations de la compagnie Babel, le désir de mettre au centre des paroles des personnes absentes des récits dominants s’exprime dans Saint-Félix avec autant d’humour que de tragédie. Le fantôme de Lucie, une jeune fille libre et idéaliste morte à 30 ans, plane en effet sur la pièce comme sur le village. Il charrie des questions sur l’avenir et sur la responsabilité de l’homme face à la terre qu’il habite.

Saint-Félix. Enquête sur un hameau français, jusqu’au 14 avril au Théâtre de la Tempête, Cartoucherie, Paris XIIe, 01 43 28 36 36, la-tempete.fr

Théâtre
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