Espagne : L’extrême droite impose son tempo

Ce dimanche 28 avril, les Espagnols élisent leur nouveau Congrès des députés, à l’issue d’une campagne rythmée par les provocations de Vox, qui contaminent les autres partis de droite.

Daryl Ramadier  • 24 avril 2019 abonné·es
Espagne : L’extrême droite impose son tempo
© photo : Santiago Abascal, leader de Vox (ici à Grenade le 17 avril), remplit les salles lors de ses meetings.crédit : David Ramos/Getty Images/AFP

Comment parler de l’extrême droite ? Faut-il relayer ses propositions ? L’inviter sur les plateaux ? Ces questions ont traversé les paysages médiatiques de nombreux pays européens, dont la France. Elles sont désormais à l’agenda des journalistes espagnols, à quelques jours des élections générales du 28 avril. Le tournant semble déjà écrit, et il est inédit depuis la fin du franquisme : l’entrée au Parlement national d’un parti d’extrême droite, Vox. Trois lettres qui bousculent le panorama politique depuis le 7 octobre 2018, lorsqu’elles ont attiré près de 10 000 personnes en meeting au palais de Vistalegre, à Madrid. À partir de ce jour, l’actualité s’est mise à tourner autour d’elles. Et comme souvent en Espagne, tout est allé très vite.

Le 2 décembre, Vox fait son entrée au parlement d’Andalousie (10,96 % des voix, 12 sièges). Pour obtenir la majorité absolue et renverser le gouvernement régional socialiste, Ciudadanos et le Parti populaire (PP) s’allient avec lui. Le 10 février, ces trois partis de droite réunissent 45 000 personnes à Madrid pour une manifestation contre le chef du gouvernement socialiste (PSOE), Pedro Sánchez. Cinq jours plus tard, et après que son budget 2019 a été retoqué, Sánchez convoque de nouvelles élections générales.

Comme en Andalousie, le tempo de la campagne des législatives est dominé par Vox. Le parti s’impose dans les flux d’informations en les remplissant de déclarations, parfois scandaleuses, qui retiennent l’attention des chaînes et des réseaux sociaux. La séquence dite des armes à feu en dit long sur l’efficacité de cette stratégie. Sur un site Internet consacré aux armes, le leader de Vox, Santiago Abascal, propose que « les Espagnols sans antécédents et en pleine possession de leurs facultés mentales puissent disposer d’une arme chez eux » afin de pouvoir « l’utiliser lors de situations menaçantes sans se confronter à un enfer judiciaire ». La bombe est lancée : les réseaux commentent, les médias s’emparent du sujet, les autres partis réagissent. L’épisode devient un des marqueurs de la campagne, alors même que la proposition n’a pas de sens en Espagne – la société ne le demande pas et le pays est l’un des plus sûrs d’Europe.

D’après le dernier baromètre du Centre de recherches sociologiques, 61,8 % des Espagnols considèrent que le principal problème du pays est le chômage. Pourtant, Abascal s’y arrête rarement. Dans une interview au journal conservateur ABC, il est bien interrogé sur l’immigration, la Catalogne, la droite, ses alliés européens. Rien, en revanche, sur la lutte contre le chômage. Le mot « corruption » n’apparaît même pas dans son programme, alors que 33,3 % des Espagnols la pointent comme un souci majeur. Elle est indirectement à l’origine de la chute du précédent gouvernement Rajoy, en juin 2018. Le thème est absent de la campagne et Vox en parle peu.

Son mantra est ailleurs : l’exaltation du nationalisme espagnol et de la grandeur de l’Espagne. Ses cibles : « les rouges », le féminisme, « l’idéologie LGBT », l’immigration (« Nous ne voulons pas qu’il nous arrive ce qui va arriver en France en 2050, quand 50 % de la population sera musulmane »), les animalistes, l’indépendantisme catalan et tout ce qui porterait atteinte à « l’unité du pays ». Quand les questions deviennent trop techniques, Abascal sèche ou dévie sur ses thèmes de prédilection. Un manuel de communication distribué dans les sections locales de Vox, révélé par El Diario, dicte l’instruction suivante : « Si nous voulons nous plaindre de l’état d’une rue, associons-le à l’utilisation de l’argent public à des fins qui n’intéressent pas les citoyens de notre ville : les subventions aux partis séparatistes, à des organisations féministes ou radicales. » Tout un programme… qui fait son effet : ses meetings font salle comble.

À droite, l’idée d’un cordon sanitaire a fait long feu. « Vox n’a pas besoin de faire sa campagne, tout le monde la fait à sa place : les médias, mais nous aussi, et nous lui donnons de la légitimité », déplore un cadre et candidat du PP à Barcelone. Il nous montre une interview de Steve Bannon, ancien stratège de Donald Trump, qui conseille aujourd’hui Vox. « La victoire de Vox est qu’il a transmis sa rhétorique au reste de la droite, jubile Bannon dans El País. Des partis comme Ciudadanos et le PP parlent comme lui. Maintenant, ils devront convaincre les gens qu’ils ne sont pas seulement une copie. »

Une partie des électeurs de Vox sont d’anciens militants du PP qui confient avoir retrouvé « l’envie de voter ». Pour freiner ces départs, le grand parti de la droite a pris un virage radical, sous les ordres de Pablo Casado. Les listes électorales du PP sont pleines de personnalités responsables de polémiques sur l’avortement, les violences faites aux femmes ou l’histoire de l’Espagne. Casado chasse sur les terres de l’extrême droite en adoptant son vocabulaire guerrier. En particulier lorsqu’il s’agit de s’en prendre aux « ennemis de l’Espagne » : « Sánchez préfère les mains tachées de sang aux mains blanches », lui qui s’allie avec « les chavistes » (Podemos), « les putschistes » (indépendantistes catalans) ou « les terroristes » (nationalistes basques).

Pourtant considéré comme plus modéré, Ciudadanos est aussi tombé dans le piège de Vox. Par convergence idéologique, disent ceux qui pointent leurs positions communes (défense de l’unité de l’Espagne, anti-indépendantisme catalan). Par opportunisme électoral, estiment d’autres, comme le politologue Pablo Simón. Le soutien de Vox au gouvernement PP-Ciudadanos en Andalousie a sali son image. De même que la photo de la manifestation de Madrid, le 10 février, où les dirigeants des deux partis sont sur la même ligne. La République en marche a décidé de geler leur alliance européenne, dans l’attente d’une évolution de la situation.

Lorsque les sondages soufflaient dans le dos de la droite, Ciudadanos s’est précipité dans la brèche, jurant qu’il n’y aurait pacte « ni avec le PSOE ni avec Sánchez pour le futur gouvernement ». Préférence, donc, pour un accord avec le PP soutenu par Vox. Mais, avec ce durcissement du discours, les électeurs les plus modérés de Ciudadanos risquent de s’en aller. « Vox, PP, Ciudadanos, difficile de fermer les yeux parce que les amis de mes amis sont mes amis… » regrette Lucas, étudiant en droit, qui penche désormais du côté des socialistes.

À quelques jours du scrutin, la question qui tourne en boucle est celle de la stratégie électorale à tenir face à Vox. La crainte de l’extrême droite a redonné des muscles au PSOE, qui joue la carte du vote utile. « Il a suffi à Sánchez d’attiser la crainte d’un gouvernement de droite et de maintenir un ton présidentiel pour faire ressortir le contraste entre son attitude conciliante et l’agressivité de ses opposants », résume la journaliste et universitaire Milagros Pérez Oliva dans El País.

Podemos, en mauvaise posture (divisions internes, médiocres résultats électoraux, leadership d’Iglesias remis en question), peine à imposer ses sujets face à l’omniprésence de Vox. Mais il veut faire de son « alerte anti-fasciste » un vecteur de mobilisation. Même en Catalogne, ce motif encourage une partie des indépendantistes à réinvestir Sánchez, en dépit de son « non » catégorique au référendum d’autodétermination. Depuis sa prison madrilène, Oriol Junqueras (Gauche républicaine de Catalogne) assure que son parti « ne facilitera pas un gouvernement d’extrême droite, ni par action ni par omission ». Donc soutiendra la gauche espagnole si elle est en position de diriger le pays.

C’est ce qu’indiquent les derniers sondages : pas de majorité absolue à droite comme à gauche, mais une possibilité de gouverner pour les socialistes en cas d’alliance avec Podemos et d’autres formations, dont les indépendantistes catalans. La prudence reste de mise, car près de 40 % des sondés se disent indécis. En Andalousie, Vox était supposé récolter entre 3 et 5 sièges et en a obtenu 12. En attendant les résultats, la tournure de la campagne indique qu’en termes d’influence son pari est déjà gagné. « Les lieux de pouvoir ne font pas le pouvoir », rappelle Gaël Brustier dans À demain Gramsci (Le Poing sur la table, 2015), au sujet de la guerre pour l’hégémonie idéologique d’un pays. Celle dans laquelle l’extrême droite française a su être conquérante, en imposant ses marqueurs dans le débat. Sa cousine espagnole essaie à présent de lui emboîter le pas.

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