La méritocratie contre l’égalité

Le poids du milieu social reste bien plus important que le poids de « l’effort » dans la détention des plus hauts diplômes.

Jean Gadrey  • 17 avril 2019 abonné·es
La méritocratie contre l’égalité
© crédit photo : PATRICK HERTZOG / AFP

ace à des Français·es qui restent majoritairement attachés à l’égalité, les vrais privilégiés ont besoin de convaincre les autres qu’ils ne doivent leur statut qu’à leur mérite, qui les distingue de la masse de ceux qui ne font pas d’efforts ou qui n’ont pas de « talent ».

A priori, le mérite peut reposer sur des critères divers comme les aptitudes et compétences, le travail et l’effort, l’intelligence des situations, les qualités morales, etc. Mais ce qui domine dans les justifications de nos « élites », c’est l’excellence scolaire, les grandes écoles les plus prestigieuses, dont les filières de type Sciences Po et ENA. On comprend bien qu’avec de telles idées une aide à domicile peu diplômée, quand bien même elle aurait un énorme sens de l’effort et du dévouement aux autres, n’a aucun mérite et fait partie des « gens qui ne sont rien ».

Or, la sélection réelle est très loin de fonctionner « au mérite scolaire ». Par exemple, parmi les personnes en emploi ayant un diplôme supérieur ou égal à bac + 3, les hommes gagnent 46,2 % de plus que les femmes. Vous avez dit mérite ? Autre fait avéré : le poids du milieu social reste (statistiquement) bien plus important que le poids de « l’effort » dans la détention des plus hauts diplômes conditionnant l’accès aux positions de pouvoir : « Les individus sont inégaux face aux concours. Plus ils sont sélectifs, plus ils demeurent la chasse gardée des “bien nés” (1). »

Pour David Guilbaud, énarque et auteur du livre L’Illusion méritocratique (éd. Odile Jacob, 2018), certains « bébés Sciences Po » sont un mélange « d’arrogance tranquille » et de « mépris souriant » venant de gens qui n’ont pas connu de vraies difficultés mais aiment « donner des leçons sur la valeur travail ». Que reste-t-il du mérite dans ces comportements de membres d’une aristocratie néolibérale ou « noblesse d’État » (selon Bourdieu) ayant presque tous bénéficié des privilèges de la naissance, du milieu social et de ses réseaux ?

Selon un journaliste de France Culture qui n’est pas vraiment un gauchiste, Brice Couturier (2), « la méritocratie s’est constituée en classe spéciale et séparée […]. Ces “nomades du mérite” ont tendance à privilégier les politiques qui favorisent leurs propres intérêts […]. En France en particulier, la méritocratie s’est glissée dans les mœurs de l’ancienne aristocratie […]. Une élite recrutée sur la base de concours n’est pas nécessairement moins arrogante ni moins dominatrice que celles qui se croyaient naturellement supérieures du fait de leurs glorieux ancêtres ou de la pureté de leur sang ». La méritocratie joue non seulement contre l’égalité, mais aussi contre la démocratie en renforçant la domination verticale, sans partage, d’une petite minorité de gagnants issus des classes aisées sur tous les autres, considérés comme des êtres inférieurs : le Tiers-État des gilets de toutes les couleurs. Qui vont peut-être en faire voir de toutes les couleurs aux élites autoproclamées.


(1) « Concours. L’épreuve d’une vie », Pascal Galinier et Jessica Gourdon, Le Monde, 7 février.

(2) 16 mai 2017.

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