Les vieux amants

Bernard Lévy, porté par de grands acteurs, change la tonalité des Chaises de Ionesco.

Gilles Costaz  • 2 avril 2019 abonné·es
Les vieux amants
© crédit photo : Régis Durand De Girard

Les personnages des Chaises de Ionesco sont un couple de personnes très âgées, on le sait. L’auteur leur attribue même 94 et 95 ans. Alors que les deux vieillards semblent n’avoir plus grand-chose à se dire, le mari est persuadé d’avoir fait mûrir en lui un message à proclamer à l’humanité tout entière. D’où le besoin de chaises : il faut asseoir tous ceux qui viendront écouter ce message et que le couple va voir débarquer de façon illusoire, saisi par une même hallucination et une soudaine mondanité. On a toujours monté la pièce de façon sarcastique. À l’origine, en 1956 (on peut en témoigner, car les créateurs, Jacques Mauclair et Tsilla Chelton, ont repris leur interprétation quarante ans plus tard), le jeu était sec, acariâtre, sans pitié.

Bernard Lévy, qu’on avait essentiellement vu sur le terrain beckettien (il a monté d’excellents Godot et Fin de partie), a un autre regard sur le guignol tragique de Ionesco. Pour lui et son copilote, le dramaturge Jean-Luc Vincent, ces deux épaves sont des amants toujours aimants. Ils vivent davantage le drame de la vieillesse que le vieillissement du monde, dont ils sont pourtant, dans l’esprit de l’écrivain, le symbole. Ils sont dans un chant du cygne qui est un chant d’amour. Ils ne ­proclameront pas de message puisque, finalement, Ionesco fait intervenir un orateur chargé de transmettre la pensée du mari qui se révèle muet (l’absurde, c’est ça : le monde ne veut rien dire). Lévy préfère modifier légèrement le dénouement. Un orateur vient bien, tanguant sur des béquilles, mais il n’essaie même pas de parler. Il s’assoit puis repart. On entend juste, très bas, une chanson de Polnareff : la leçon de la vie, c’est ça, pas plus que ça.

La soirée est avant tout une mise en scène fondée sur les deux principaux interprètes, placés dans une grande cage de verre. Thierry Bosc, jouant un pauvre nonagénaire en maillot de corps, enrobe la prétention pathétique de son rôle d’une tendresse infinie et d’une songerie douloureuse. Ce grand acteur efface le ridicule et dévoile la noblesse d’âme. Emmanuelle Grangé va même jusqu’à donner un peu d’érotisme (qui n’est pas risible non plus) en relevant sa robe dans la perspective d’une fête sensuelle improbable, et joue une complice aux motivations amoureuses.

Tout cela est surprenant, neuf, dégagé des traditions. Ionesco, s’il passe par là, prendra un verre de whisky de plus à la santé d’une telle équipe, plus ouverte au sentiment qu’il ne l’était lui-même.

Les Chaises, L’Aquarium, Cartoucherie de Vincennes, Paris XIIe, 01 43 74 99 61. Jusqu’au 14 avril. Puis à La Manufacture, Nancy, du 24 au 27 avril.

Théâtre
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