Cinéma : « Les spectateurs sont aussi des citoyens »

La programmation de l’Acid sur la Croisette est une proposition esthétique forte autant que la manifestation d’un engagement en faveur de films à l’économie modeste. Son coprésident et sa déléguée générale exposent ici ses combats.

Christophe Kantcheff  • 14 mai 2019 abonné·es
Cinéma : « Les spectateurs sont aussi des citoyens »
© photo : Sans adieu, présenté à Cannes par l’Acid en 2017, s’est révélé un film rentable.crédit : dr. Affiche : crédit hélèna corissy

À Cannes, la présence de l’Acid, l’Association du cinéma indépendant pour sa diffusion, est désormais bien instituée, et sa programmation, toujours très remarquée, affirme des choix hors des sentiers battus. Ce collectif de cinéastes s’engage sur des films pour faciliter leur visibilité et soutenir leur sortie dans les salles, notamment à travers de nombreux débats. Tout au long de l’année, l’Acid exerce ainsi un rôle précieux dans un marché cinématographique encombré et déséquilibré. Explications, avec Idir Serghine, cinéaste et coprésident de l’Acid, et Fabienne Hanclot, sa déléguée générale.

Une vingtaine de films sortent chaque semaine. Y a-t-il trop de films, comme certains le prétendent ?

Fabienne Hanclot : Non. Lesquels enlèverait-on d’ailleurs ? Certains estiment qu’il y a trop de « petits » films, comme ils disent. Ceux-ci représentent 300 films sur 700 produits par an. Mais ils occupent très peu d’espace : 4 % des salles. Si on supprime les « petits », on écrase le renouvellement de l’écosystème. Le cinéma se renouvelle avec l’émergence d’un ou deux cinéastes qui sortent du lot. C’est comme un laboratoire de recherche-développement.

Sur la quantité de films produits, on constate cependant que beaucoup se ressemblent…

F. H. : À l’Acid, nous nous en rendons compte avec les films que nous recevons pour Cannes. C’est chaque année très riche en documentaire, et beaucoup moins en fiction. À cause des processus de financement de la fiction qui formatent.

Idir Serghine : En fiction, nous devons passer par des résidences ou des laboratoires d’écriture où la liberté n’est pas toujours au ­rendez-vous. On arrive avec un désir très fort, une idée singulière, et on nous demande de remettre le projet sur des rails, qui sont souvent des recettes de récit. Or ces recettes de récit sont archiconnues : installer une tension d’emblée, donner rapidement des informations sur les personnages, poser les enjeux dès les dix premières minutes… Le fait d’être passé par ces résidences ou laboratoires d’écriture rassure les financeurs.

De quelle nature est le regard que pose l’Acid sur les films pour les choisir et les aider ?

I. S. : Il est fait de plusieurs éléments composites. L’indépendance est un critère déterminant, qui est lié à la taille d’un budget, la plupart du temps modeste. Peu ou pas de vedettes au casting, cela signifie peu ou pas de chaînes de télévision. C’est un choix d’auteur afin de ne pas sacrifier sa liberté. Par ailleurs, dans notre collectif de cinéastes, nous avons chacun une vision du cinéma. Et nous sommes tous exigeants sur ce qu’on entend par un travail cinématographique. Nos échanges, nos accords et nos désaccords nous portent vers une cinématographie qui nous amène à penser. C’est un lieu commun de dire que toutes les histoires ont été racontées. Mais ce qui nous intéresse, c’est la singularité du point de vue. C’est ainsi que nous choisissons les films.

F. H. : Vous avez un œil d’initiés également. Vous vous prononcez aussi en tant que praticiens.

Les films que vous aidez sont-ils tendanciellement plus riches ou plus pauvres ?

F. H. : Plutôt plus pauvres. À part cette année pour Cannes, où deux films ont un budget de 2 millions d’euros. L’an dernier, aucune fiction ne dépassait les 200 000 euros. En revanche, il y a davantage de films à budget plus important qui candidatent auprès de l’Acid. Pour être distingués dans la masse et, en ce qui concerne Cannes, bénéficier de la vitrine que le festival représente. En revanche, nous ne sommes pas dans la pression des prix.

© Politis

Le retentissement de la présence de l’Acid à Cannes est beaucoup plus fort qu’auparavant. ­Pourquoi ?

F. H. : Outre le fait que Cannes a pris une importance énorme sur le marché du film en général, nous avons une spécificité qui fait notre force : nous avons renforcé les liens avec les salles. Beaucoup sont devenues adhérentes à l’Acid, nous y sommes présents tout au long de l’année. À Cannes, ces partenaires sont très assidus à nos séances. Les distributeurs savent que, s’ils prennent un film de l’Acid – puisque les films que nous programmons n’arrivent pas tous avec un distributeur –, 150 exploitants l’auront déjà vu sur place et que les films seront accompagnés à leur sortie. Ce travail-là est devenu précieux.

I. S. : Nous avons aussi progressé sur la communication et beaucoup développé nos actions à l’échelle internationale.

En dehors de Cannes, quelles nouvelles actions avez-vous mises en place ?

F. H. : Nous cherchons constamment à nous renouveler ou à investir des terrains non occupés. Nous avons ainsi, depuis plusieurs années, développé la participation des publics, notamment des plus jeunes hors temps scolaire, sur le jeune cinéma contemporain. Ainsi, après notre réseau de spectateurs relais déjà bien installé, nous avons créé l’an dernier un réseau de jeunes ambassadeurs de 17 à 25 ans. Nous travaillons aussi avec des universités. En 2018, nous avons en outre lancé l’Acid Pop, l’université populaire de l’Acid. Plutôt que de faire du « film par film », nous avons proposé aux salles de s’investir sur une saison avec un pari découvertes. Avant la projection, deux cinéastes, dont le réalisateur du film, planchent pendant une heure autour d’une question de cinéma, puis a lieu la projection, suivie d’un débat. Ces séances de quatre heures, moments conviviaux d’éducation du regard, mobilisent un public important.

Entre le nombre massif de copies pour certains films, la vingtaine de sorties hebdomadaires et les grosses campagnes médiatiques, comment exister ?

F. H. : Justement par un travail de dentelle auprès de divers publics. Par ailleurs, nous participons aux négociations professionnelles, où nous plaidons pour des accords sur des calendriers de sorties pour limiter les embouteillages, une régulation du nombre d’écrans occupés par un même film sur une zone de chalandise et une durée minimum d’exposition.

Quelles ont été les conséquences de l’arrivée du numérique ?

F. H. : La situation a empiré. Matériellement, le numérique est plus flexible que le 35 mm. Du jour au lendemain, un film peut être relégué dans une salle à plus petite jauge. Les déprogrammations – pourtant interdites – sont plus aisées. Ou bien le film est maintenu la deuxième semaine, mais le mardi à 11 heures.

Nous entrons dans une période où sortir un film sur des milliers de copies est possible car il n’y a pas de frein économique. Une seule Médiatrice du cinéma pour gérer la France entière ne peut réguler la situation. Nous avions obtenu en 2016 un règlement de la multi­diffusion. Mais il n’est pas respecté. Pour Dumbo, nous avons fait un calcul : il y avait 28 copies Paris annoncées, en réalité il y en avait 37. Réguler est d’une urgente nécessité, et les pouvoirs publics doivent s’en donner les moyens.

Certains films Acid ont-ils marché ?

F. H. : Thunder Road, présenté à Cannes l’an ­dernier, a ­comptabilisé près de 100 000 entrées. Le film a pourtant eu du mal à trouver un distributeur. Peu de monde misait dessus. Le distributeur qui, juste avant Cannes, s’est engagé dessus n’a pas eu à le regretter.

I. S. : Toutefois, au lieu de parler en chiffres d’entrées, il vaut mieux regarder le nombre de spectateurs par copie, ainsi que le coût du film promotion comprise. Prenons Sans adieu, présenté par l’Acid à Cannes en 2017, qui a fait 50 000 entrées. Son coût n’atteignait pas les 100 000 euros. C’est un film rentable. Alors que de nombreuses « grosses machines », devant faire 2 à 3 millions d’entrées pour être rentables, ne le sont pas, voire sont des accidents industriels.

Comment résister ?

F. H. : Ce que nous essayons de faire, c’est de repasser en permanence par le spectateur. Le besoin de penser, d’être surpris, d’échanger est toujours là. Il s’agit pour nous d’impliquer les spectateurs, sachant qu’ils sont aussi des citoyens.

Fabienne Hanclot est déléguée générale de l’Acid.

Idir Serghine est cinéaste et coprésident de l’Acid.

Programmation Acid à Cannes sur : lacid.org

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