France Télécom : les documents qui accablent le système Lombard

L’enquête a mis à nu une mécanique mortifère imaginée pour faire maigrir l’entreprise. Elle met la pensée managériale en accusation.

Erwan Manac'h  • 7 mai 2019 abonné·es
France Télécom : les documents qui accablent le système Lombard
© Photo : Didier Lombard en 2010. crédit : Eric PIERMONT / AFP

Hors norme par son ampleur et le profil des accusés – sept dirigeants d’une entreprise du CAC 40 –, le procès du harcèlement moral à France Télécom, ouvert lundi 6 mai à Paris, offre également une plongée vertigineuse dans les eaux glaciales de la pensée managériale. À partir de 2001, France Télécom, en voie de privatisation, fait brutalement chuter ses effectifs : 18 % de moins entre 2001 et 2005 et autant escomptés entre 2006 à 2009, pour des salariés en grande majorité fonctionnaires, qui ne peuvent donc pas faire l’objet de licenciements économiques.

Préretraites, mobilités forcées, mutations vers d’autres versants de la fonction publique, démission « négociées » : tout est bon pour « fluidifier l’emploi » et « stimuler les départs » (1), lit-on dans les documents saisis lors des 45 perquisitions conduites en avril et en mai 2012, dont Politis a eu connaissance. Mais il faut aller vite. Le PDG, Didier Lombard, préconise donc « des mesures plus radicales » (2). Des objectifs sans cesse plus élevés sont imposés aux salariés, les « low performers » sont bousculés, les « populations sédentarisées » sont assignées à des tâches dévalorisantes pour « impulser une “déstabilisation positive” » (3) et « tous ceux ayant droit de partir et ne partant pas (ce qui fait partie de leur droit) » voient leur salaire stagner (4).

Signe de la pression constante, les enquêteurs ont retrouvé des échanges de mails « accompagnés de tableaux récapitulatifs portant sur les départs potentiels, prévus ou à faire ». Un chargé de ressources humaines s’exclame, le 23 décembre 2008, dans un email à plusieurs cadres : « Le contrat passé début septembre de réaliser 26 sorties définitives [en quatre mois] a été rempli. Bravo à vous qui avez contribué à cet excellent résultat ! »

« Inciter les départs des plus de 55 ans »

Les quelque 3 000 managers que compte France Télécom sont assignés à des objectifs de suppressions de postes, constamment suivis par leur hiérarchie, objectifs conditionnant une partie de leur prime variable. Ils sont abreuvés de consignes, notamment pour « inciter les départs des plus de 55 ans » (5), inonder leurs salariés d’emails présentant des offres d’emploi.

Pour les aider à « piloter la transformation », un ambitieux programme de formation est déployé en interne, pétri d’un cynisme glaçant : le responsable de l’École Management France, organisme de formation de France Télécom, suggère ainsi « une astuce », dans une note retrouvée dans son ordinateur par les enquêteurs : « Sur chacun des entretiens individuels que vous conduisez, si vous ne disposez pas de raison particulière de catalyser les énergies autour d’un événement favorisant la mise en mouvement, parlez avec des “si”, “si on fermait”, “si tu devais bouger”. » Il s’agit, dit-il, d’« introduire une culture du turn-over », pour « brusquer un peu » [les salariés]. Il ajoute : « Il faut mettre le même niveau de pression partout ! » Un document « maladroit », « pas validé », qui « n’est pas la parole du DRH Groupe », réprouvent de concert les accusés devant les enquêteurs.

Dans une synthèse des tables rondes de l’année 2007, découverte sur l’ordinateur du même formateur, il est conseillé de « supprimer le poste pour faire bouger […] les gens qui ne sont pas assez proactifs, “retirer la chaise” ». Ou encore : « Il faut pouvoir dire, même pour les “bons” : “tu es bon, mais aujourd’hui, tu dois te mettre en danger…” » Lors d’une réunion avec le DRH du groupe, un intervenant, non identifié, suggère d’« aller à la controverse, au conflit, avec des convictions personnelles » (6). Les responsables présents s’en désolidarisent, ainsi que le DRH, qui assure qu’il n’était plus présent au moment où ces mots ont été prononcés.

Ce que dévoilent les enquêteurs, c’est aussi la brutalité du top management de France Télécom et de son jargon guerrier. « Il faut rester en tension », assène une chargée de ressources humaines dans un courriel en septembre 2008, alors que les suicides font déjà parler d’eux. « Il nous faut passer à la vitesse supérieure, ajoute-t-elle, les 1 000 [suppressions de postes dans son secteur] sont atteignables avec un “bon coup de collier”. »

« Agissements répétés »

Lors d’une conférence devant les cadres du groupe le 20 octobre 2006, moment clef de ce dossier tentaculaire qui atteint le million de pages de procédure, Didier Lombard assure vouloir « sort[ir] de la position “mère poule”. Il faut bien se dire qu’on ne peut plus protéger tout le monde. (…) En 2007, je ferai [ces départs] d’une façon ou d’une autre, par la fenêtre ou par la porte. » La dernière partie de phrase a été supprimée du compte rendu de la réunion et Didier Lombard expliquera aux enquêteurs que les « méthodes radicales » évoquées faisaient référence au déclenchement d’un plan social, quand bien même l’écrasante majorité des effectifs, fonctionnaires, ne peuvent pas être licenciés. Le même jour, le n°2 du groupe, Olivier Barberot alerte : « On risque d’être à 1 000 [salariés] au-dessous de l’objectif », c’est pourquoi le PDG du groupe lui « a demandé de présenter un “crash programme“ pour accélérer » le plan en cours.

Si France Télécom est un laboratoire, Didier Lombard livre, lors de la même conférence interne, un mode d’emploi très éclairant sur les grands chantiers qui remodèlent aujourd’hui les autres réseaux publics en cours de privatisation (SNCF, EDF, La Poste, et peu ou prou toute la fonction publique dans le cadre du plan Cap 2022). Le PDG, devant ses cadres, préconise d’attendre les élections présidentielles de 2007. « On peut imaginer un législateur qui, fin décembre 2007, glisse dans les mesures diverses et variées qu’on fait une dérogation [pour monter un plan social touchant les fonctionnaires]. On peut aussi faire des choses plus sophistiquées telles que séparer le réseau. On va mettre le réseau dans un coin et y loger 25 000 fonctionnaires. Les politiques ne manqueraient pas d’imagination ». À la SNCF, comme chez EDF, les syndicats dénoncent justement le découpage de leur groupe en différents secteurs, avec les activités rentables d’un côté et celles qui le sont moins de l’autre, pour accélérer la transformation.

Au fil des douze semaines de procès et quarante audiences, les sept dirigeants poursuivis pour harcèlement moral devront convaincre le tribunal qu’ils n’ont pas commis d’« agissements répétés » ayant détérioré les conditions de travail de leurs salariés. « Sans [les programmes] Next et Act, la pression sur la vie de nos salariés aurait été plus forte. L’origine de cette pression n’est pas à rechercher dans ces plans, mais dans l’évolution technologique qui s’impose à nous », s’est défendu Didier Lombard face aux enquêteurs. Il nie également avoir fixé l’objectif de 22 000 suppressions de postes, préférant parler de « trajectoire ». Même si son bras droit, Olivier Berberot, prévenait en octobre 2006 : « J’aurais échoué si on ne fait pas les 22 000 départs. Pour le groupe, c’est les 7 milliards d’euros de cash flow » (7). Dans ce dossier, l’accusation a recensé 39 victimes, dont 19 suicides, 12 tentatives et 8 dépressions.


(1) Compte rendu interne.

(2) Conférence devant les cadres du groupe le 20 octobre 2006 à la Maison de la chimie, Paris.

(3) Document de la direction territoriale Est d’octobre 2006.

(4) Courriel d’un DRH local, 25 mars 2007.

(5) Document « Mémo Emploi-Mobilité SCE France », daté du 6 mars 2006.

(6) Compte rendu d’une réunion organisée le 9 mai 2007.

(7) Conférence interne devant les cadres supérieurs de France Télécom.

Économie Travail
Temps de lecture : 7 minutes