« Le Jeune Ahmed », de Jean-Pierre et Luc Dardenne ; « Solo », de Artemio Benki

Le film des frères réalisateurs sur un adolescent fanatisé pose question, tandis qu’un documentaire suit un musicien au sortir d’un hôpital psychiatrique.

Christophe Kantcheff  • 21 mai 2019
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« Le Jeune Ahmed », de Jean-Pierre et Luc Dardenne ; « Solo », de Artemio Benki
Photo « Le Jeune Ahmed » : : Christine Plenus. Photo « Solo » : DR.

« Le Jeune Ahmed », de Jean-Pierre et Luc Dardenne [Compétition]

Jean-Pierre et Luc Dardenne s’intéressent de nouveau à un garçon en rupture. Il s’agit d’Ahmed (Idir Ben Addi), 13 ans, tombé sous l’emprise d’un imam intégriste (Othmane Moumen). L’adolescent n’écoute plus que l’islamiste, a soif de prière et de purification, voue un culte à un cousin mort pour le jihad et s’en prend aux femmes qui l’entourent. À savoir sa mère (Claire Bodson), vivant et élevant seule ses deux enfants, dont Ahmed conteste l’autorité et qu’il traite d’alcoolique. Et sa professeure, Inès (Myriem Akheddiou), qui l’a pourtant aidé quand il avait des problèmes.

Inès a décidé de dispenser des cours d’arabe à ses élèves en dehors du Coran pour qu’ils aient accès à des lexiques plus contemporains. Ce choix crée un débat au sein des parents d’élèves : certains sont pour, d’autres contre, et tous s’expriment lors d’une discussion organisée à l’école de ce quartier modeste. En revanche, pour l’imam, c’en est trop. Il suggère à Ahmed de perturber cette réunion parce que cette femme est une apostate : son nouveau compagnon est juif, croit-il savoir. Mais Ahmed va plus loin : désirant imiter son cousin martyr, il concocte seul l’idée de commettre un attentat contre l’enseignante. Il le rate et, par conséquent, se retrouve dans une structure spécialisée où il est pris en main afin d’être resocialisé.

Le parcours d’Ahmed pourrait ressembler à celui des personnages du Fils (2002) et du Gamin au vélo (2011), qui rencontrent sur leur trajectoire des adultes qui leur sont dévoués. C’est exactement ce qui se passe dans ce centre de rééducation douce, où Ahmed a un éducateur de référence attentif (Olivier Bonnaud) et la possibilité de participer aux travaux d’une ferme. Une idylle s’esquisse même avec la fille (Victoria Bluck) des paysans.

Les frères cinéastes filment Ahmed de la même manière que Francis, du Fils, ou même Rosetta : tout d’un bloc, éperdu d’une volonté solitaire et muette, obstiné jusqu’à l’obsession. La caméra se resserre sur lui, l’extérieur pénétrant presque par effraction dans le plan. Pourtant, quelque chose diffère des films précédents. Malgré tous les efforts (institutionnels, personnels) déployés envers lui, Ahmed ne bouge pas d’un iota. Il feint de se réformer mais reste fanatisé. Pour la première fois dans leur filmographie, ce qui n’est évidemment pas rien, Jean-Pierre et Luc Dardenne ont décidé de montrer un être jeune auquel le monde n’a plus accès. Ahmed se réduit à une seule idée, une idée folle : tuer sa professeure. Il devient inhumain, au sens philosophique du terme : les cinéastes l’ôtent de l’humanité. Ce choix n’est pas sans créer un malaise : le pire acte humain n’est-il pas encore humain ?

En 2016, au lendemain des attentats de Bruxelles, Luc Dardenne, sollicité par la presse, avait emprunté à la phraséologie guerrière. « Je pense que nous sommes confrontés à une nouvelle forme de guerre », avait-il déclaré alors. Il n’est pas impossible que Le Jeune Ahmed soit un film de guerre, comme l’était Rosetta, mais avec un point de vue inversé. Voici comment, dans son livre Au dos de nos images (1), Luc Dardenne évoque Rosetta : « Rosetta est en état de guerre. La violence qui se tient dans son corps et ses paroles, ses marches et démarches pour obtenir du travail, son incapacité à s’ouvrir à Riquet, la haine furieuse entre elle et sa mère, la mort du frère gelé qu’elle tente de réchauffer avec la seule chaleur à sa disposition, celle de son corps, son logement tel un bivouac, toutes ces choses concourent à distiller un climat de guerre entre le camp de Rosetta et celui de la société. Telle apparaît la société pour celui qui se retrouve jeté dehors : comme une forteresse dans laquelle il ne peut rentrer. » On pourrait dire d’Ahmed qu’il a jeté la société en dehors de lui, et que, pour celle-ci, il apparaît telle une forteresse dans laquelle elle ne peut rentrer.

Autrement dit, Rosetta avait la société pour ennemie ; ici, la société a pour ennemi Ahmed. Et comme tout ennemi, seule l’atteinte à son intégrité physique peut le faire reculer. La fin du film, à sa manière, confirme cette interprétation.

(1) Au dos de nos images, 1991-2005, Seuil, 2005.

« Solo », de Artemio Benki [ACID]

© Politis

Hôpital psychiatrique El Borda, en Argentine. Le film commence par une fête donnée dans cet hôpital avec les patients, mais s’oriente rapidement sur le pianiste, Martin, qui se met à jouer. D’emblée, il ne fait pas de doute que l’homme est un professionnel, un musicien hors pair. Il joue, alors que ces compagnons d’infortune sont à l’écoute en même temps qu’en proie à leurs démons.

En décidant de filmer Martin, Artemio Benki, dont c’est le premier long métrage documentaire, a pris le risque de ne pas savoir où ce tournage allait le mener. On apprend en effet que le pianiste aura bientôt la possibilité de sortir. Cette perspective de liberté nouvelle lui fait peur. Martin le confie à son psychiatre. Il ne sait pas si, dehors, il saura se discipliner, se canaliser.

Martin parle avec une distance impressionnante de sa maladie. Elle a sans aucun doute un lien avec son existence passée. À un moment, Martin visionne la captation d’une de ses auditions lorsqu’il était jeune. Sa mère a voulu qu’il fût un enfant virtuose. « Il faut oublier le virtuose, mais garder l’enfant », dit-il. Martin est aussi compositeur. Psychotique, il souffre d’une diffraction de la personnalité, symptômes qui se retrouvent dans ses compositions. Martin fait donc ce constat : « Quand on me fait des compliments sur ma musique, c’est ma folie qu’on félicite ».

Martin avait raison : une fois dehors, les choses sont plus difficiles. Non pas tant à cause de lui. Mais parce qu’on lui refuse ce dont il a besoin plus que tout au monde : un piano. Comme le joueur d’échecs de Stefan Zweig dans sa prison dénuée de pièces et d’échiquier, Martin interprète des morceaux sans instrument, en plaquant ses doigts sur le coin d’une table. Les notes virevoltent dans sa tête. Ce sont des images fortes que ces séquences musicales et muettes. Où est la démence ? Solo interroge la frontière entre folie et monde dit « normal ». Mais aussi entre folie et création. Rien n’est imperméable. Tout s’interpénètre.

Artemio Benki suit Martin titubant dans une rue, comme ivre d’une âpre liberté, seul dans la maison désaffectée de ses défunts parents qu’il a réinvestie, ou avec ses amis, dont une jeune danseuse qui participe à sa création. Il est devenu trop banal d’entendre quelqu’un dire que l’art l’a sauvé. Dans le cas de Martin, c’est incontestable. Solo est un film sur un homme qui tient par la passion de la musique, mais aussi grâce à son intelligence de la vie.

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