Le tournant risqué d’Ivan Segré

Le philosophe nous propose une analyse économiste qui absout la colonisation israélienne.

Denis Sieffert  • 22 mai 2019 abonné·es
Le tournant risqué d’Ivan Segré
© photo : Vue d’une colonie israélienne en périphérie de Naplousencrédit : Jaafar ASHTIYEH/AFP

Talmudiste et révolutionnaire, proche de Daniel Bensaïd, qui fut son directeur de thèse, auteur en 2009 d’un livre courageux, La Réaction philosémite ou la trahison des clercs (éd. Lignes), Ivan Segré n’a pas craint de critiquer ces intellectuels communautaires – Adler, Bensoussan et quelques autres – toujours prompts à mener un travail d’ambassade en faveur d’Israël. Spinoziste (cf. Le Manteau de Spinoza, La Fabrique, 2014), il s’est fait le passeur d’un judaïsme du gai savoir. C’est au regard de cette œuvre, jusqu’ici singulière et cohérente, que l’on est dérouté par la lecture de son dernier ouvrage. On y retrouve certes un certain nombre d’invariants, comme la défense d’une laïcité vivante. Les pages qu’il consacre à la critique du philosophe Henri Pena-Ruiz, pape d’un laïcisme dogmatique, sont d’une grande justesse. Il égratigne Mélenchon pour son Hareng de Bismarck, moins pour la critique de la politique allemande que pour l’essentialisme de la formule « L’Allemagne ne pourra jamais… », qui semble arrimer pour l’éternité le pays de Goethe et de Nietzsche à une philosophie ethniciste. Plus discutable est déjà l’idée selon laquelle le marché, et même le « supermarché » (Segré semble vanter le cosmopolitisme du duty free d’aéroport), serait l’un des derniers espaces laïques.

Certes, l’argent n’a « ni odeur, ni ethnie, ni religion », mais il est, dans le monde néolibéral, l’instrument de toutes les inégalités. Mais le plus étonnant est à venir, quand soudain Segré se fait défenseur d’Israël. Bien sûr, il admet que la création de ce pays puis la poursuite de la colonisation ont fait le malheur des Palestiniens, mais, pour ce qui est du reste du monde arabe, ce ne serait que fantasme et exutoire de frustrations inavouées. Que le discours pro-palestinien ait été instrumentalisé par des régimes autoritaires, c’est une évidence, mais c’est précisément parce que les peuples y sont sensibles que l’instrumentalisation fonctionne. C’est ce sentiment d’arabité dont parlait Maxime Rodinson qui semble échapper à Segré, et qui fait qu’il n’est pas besoin de subir directement la colonisation pour se sentir solidaire de ses victimes. Le sentiment d’injustice qui résulte de la mauvaise foi occidentale continue de toucher le monde arabe, et au-delà, car le déni de droit pose un problème universel qu’on ne saurait réduire à un fantasme.

Segré enfonce une porte ouverte en soutenant l’idée que la cause principale des interventions occidentales au Moyen-Orient est le pétrole. L’obsession du « nom d’Israël » ne serait plus alors qu’« une autre manière de recouvrir les déterminations économiques d’un voile religieux ». Segré finit par nous proposer une vulgate marxiste où tout est économique, or le nationalisme sioniste mêlé de religion qui substitue la Bible au droit répond à d’autres déterminations. Philosophe profond et érudit, Segré devrait être le dernier à l’ignorer.

La Trique, le pétrole et l’opium. Sur la laïcité, la religion et le capital Ivan Segré, Libertalia, 204 pages, 10 euros.

Idées
Temps de lecture : 3 minutes

Pour aller plus loin…

Quand la justice menace (vraiment) la démocratie
Idées 11 décembre 2025 abonné·es

Quand la justice menace (vraiment) la démocratie

De Marine Le Pen à Nicolas Sarkozy, plusieurs responsables politiques condamnés dénoncent une atteinte au libre choix du peuple. Un enfumage qui masque pourtant une menace juridique bien réelle : celle de l’arbitrage international, exercé au détriment des peuples.
Par François Rulier
Valérie Masson-Delmotte : « Les questions de climat et d’énergie sont les premiers marqueurs de la désinformation » 
Entretien 10 décembre 2025 abonné·es

Valérie Masson-Delmotte : « Les questions de climat et d’énergie sont les premiers marqueurs de la désinformation » 

Il y a dix ans, lors de la COP 21, 196 pays s’engageaient dans l’accord de Paris à réduire leurs émissions de gaz à effet de serre (GES) pour contenir le réchauffement en dessous de 2 °C par rapport aux niveaux préindustriels. Depuis, la climatologue ne ménage pas son temps pour faire de la vulgarisation scientifique et reste une vigie scrupuleuse sur la place des faits scientifiques.
Par Vanina Delmas
Désoccidentalisez… il en restera bien quelque chose !
Essais 5 décembre 2025 abonné·es

Désoccidentalisez… il en restera bien quelque chose !

À travers deux ouvrages distincts, parus avec trente ans d’écart, le politiste Thomas Brisson et l’intellectuel haïtien Rolph-Michel Trouillot interrogent l’hégémonie culturelle des savoirs occidentaux et leur ambivalence lorsqu’ils sont teintés de progressisme.
Par Olivier Doubre
Appel des intellectuels de 1995 : « Bourdieu a amendé notre texte, en lui donnant une grande notoriété »
Entretien 4 décembre 2025 abonné·es

Appel des intellectuels de 1995 : « Bourdieu a amendé notre texte, en lui donnant une grande notoriété »

L’historienne Michèle Riot-Sarcey a coécrit avec quatre autres chercheur·es la première version de l’Appel des intellectuels en soutien aux grévistes, alors que le mouvement social de fin 1995 battait son plein. L’historienne revient sur la genèse de ce texte, qui marqua un tournant dans le mouvement social en cours.
Par Olivier Doubre