Assurance-chômage : une dette doublement profitable
La dette de l’assurance-chômage constitue un juteux business pour ses créanciers, notamment la BNP-Paribas, et justifie des économies sur le dos des chômeurs qui accompagnent en réalité une baisse des cotisations. Une double peine pour les allocataires, selon la réalisatrice Hélène Crouzillat.
M. Pébereau, président du conseil d’administration de la BNP-Paribas, vient s’asseoir un jour de l’année 2005 à la table de la République, un dossier sous le bras : rompre avec la facilité de la dette publique. Le rapport préconise, entre autres réjouissances, d’engager des réformes pour garantir l’équilibre des régimes sociaux et mettre fin à l’endettement de la France.
Au même moment, la dette de l’assurance-chômage s’élève à 13 milliards.
Cette année-là, la banque de M. Pébereau se classe en tête du palmarès annuel de l’Agence France Trésor (l’organisme qui gère la dette et la trésorerie de l’État) pour ses prestations bancaires concernant la dette française. Friande des emprunts de l’État, la banque l’est également de ceux contractés par la Sécurité sociale ou l’Unédic, l’organisme gestionnaire de l’assurance-chômage. Pour s’en convaincre, il suffit de jeter un œil à la page Investisseurs du site de l’Unédic, qui emprunte directement sur les marchés financiers.
Depuis le prêche du banquier Pébereau sur l’alarmante situation des dépenses publiques, des réformes tombent en cascade sur les services publics et la Sécurité sociale ; et l’assurance-chômage, premier laboratoire « social » du paritarisme, n’est pas épargnée.
L’étatisation de l’assurance-chômage
La refonte actuelle du régime d’indemnisation des chômeurs, entamée en 2018, n’est qu’une énième réforme. À ceci près que cette réforme s’appuie sur une refonte du financement de la caisse passée presque inaperçue pour le quidam.
Petite explication. Historiquement, l’assurance-chômage, créée en 1958 et gérée par l’Unédic, est financée par les contributions des employeurs et des salariés, qu’elle reverse aux chômeurs en cas de perte d’emploi. Au motif de donner de nouveaux droits à d’autres actifs, notamment aux travailleurs indépendants, le gouvernement vient de remplacer, en 2018, les cotisations salariales par un impôt, la CSG.
Ne nous y trompons pas. Il n’est pas question ici d’un simple jeu de trésorerie, mais bien d’une réforme politique, destinée à permettre chaque année à l’État de fixer le cadre financier consacré à l’indemnisation des chômeurs, qu’ils soient salariés ou indépendants, et le montant des économies souhaité. Ce faisant, il transforme la caisse paritaire en chambre d’enregistrement, sorte de coquille qui se fissure à vue d’œil (dernièrement, son directeur a d’ailleurs pris la fuite…)
Car en substituant l’impôt à la cotisation, le gouvernement ne dénature pas seulement le système mutualisé et assuranciel de l’assurance-chômage, il se dote aussi d’armes infaillibles : rendre invisible aux travailleurs la perte de leur salaire différé destiné à couvrir les risques liés au chômage ; vider de son sens la présence des syndicats de salariés dans la défense et la gestion des droits des chômeurs ; permettre la mise en place, à terme, d’une indemnisation chômage forfaitaire, de type assistanciel, dont le montant serait complètement indépendant du salaire antérieur.
En outre, l’introduction de la CSG dans le financement de l’assurance-chômage lie le destin financier de la Sécurité sociale, à laquelle la CSG était initialement destinée, à celui de l’assurance-chômage. S’il y a trou dans une caisse, l’autre le compense. Malin.
La présente réforme, d’abord introduite dans la loi bien mal nommée « Liberté de choisir son avenir professionnel », professe, au nom de la dette, et pour redresser les comptes de l’Unédic, un durcissement de l’accès aux droits pour tous les chômeurs, une dégressivité de l’indemnité des allocataires les mieux dotés et une diminution drastique de l’allocation pour les salariés sous contrats courts. Elle provoquera l’éviction de 300 000 chômeurs du droit à l’indemnisation, alors qu’elle n’indemnise aujourd’hui qu’à peine la moitié des chômeurs officiellement inscrits.
Le tableau est d’autant plus lourd que l’assurance-chômage n’était pas en grande forme avant la réforme.
Une violence institutionnalisée
L’institution assurance-chômage va mal depuis un moment. Pôle emploi est grignoté de l’intérieur par une transformation de ses métiers qui fait la part belle aux prestataires privés et à la dématérialisation, tandis que l’Unédic n’a pas cessé, depuis les années 1980, de modifier et de restreindre les règles ou l’accès à l’indemnisation des chômeurs. On se souvient des réformes marquantes : réduction des prestations en 1982 ; allocation unique dégressive en 1992 ; durcissement des conditions d’indemnisation en 2002 ; renforcement de la logique de capitalisation (1 jour employé = 1 jour indemnisable) et réduction de la durée d’indemnisation en 2009 ; mise en place des droits rechargeables et coup de rabot sur les droits des plus précaires et le montant de l’indemnisation en 2014 puis 2017.
Le langage de l’institution, la production de ses algorithmes et son mode de gouvernance – en dehors de tout contrôle démocratique – dessinent un fonctionnement quasi autarcique, qui fait presque de l’usager un intrus. Les portefeuilles des agents de Pôle emploi explosent (1), au moment où les radiations et les indus pleuvent au point qu’on ne sait plus ni à qui ni à quoi ils sont dus. L’institution fait perdre la tête à des sujets non désirés, encore trop nombreux à passer la porte. Elle met aussi à mal son personnel, qui vit depuis quelque temps une vague de suicides peu médiatisée (2). La caisse sociale est désormais le vecteur d’une violence inouïe, en direction des chômeurs comme de ses agents, une violence institutionnalisée dont les effets restent peu étudiés et globalement occultés par les idéologies du mérite et du plein emploi.
Jamais dans l’histoire de l’assurance-chômage les chômeurs n’ont été aussi peu et aussi mal indemnisés, aussi peu accompagnés qu’aujourd’hui. Parallèlement, la dette de l’assurance-chômage s’accroît à un rythme effréné, passant de 13 milliards, au moment où Pébereau pose son rapport sur la table, à plus de 37 milliards actuellement. Alors, à quel jeu pervers s’adonnent le gouvernement et son banquier Macron, obsédés par leur besoin d’économies (3) ? Faire passer pour remède les causes du mal ?
Il n’est nul besoin d’être expert en économie pour comprendre comment l’institution assurance-chômage s’est trouvée criblée de dettes. Défiscalisations, allègements d’impôt et exonérations ruinent à coup sûr les comptes sociaux et imposent dans le même temps de recourir à l’endettement sur les marchés financiers. Les banques gagnent alors une rente pérenne grâce aux intérêts fournis pour l’acquisition des titres d’emprunts et leurs portefeuilles, gorgés de titres de dette publique ou des organismes sociaux, garantis par l’État, sont le gage d’une solidité financière qui leur permet d’emprunter ailleurs à moindre coût ou de spéculer sereinement. Quoi de plus naturel alors que ce soient les mêmes banques qui préconisent au plus haut niveau de l’administration française des réformes structurelles censées réduire les dépenses sociales ?
Tout le monde connaît l’adage « prendre le beurre, l’argent du beurre et le cul de la crémière ». Rien ne saurait mieux illustrer la logique de prédation à l’œuvre.
Invisible, mais vrai
Dans le cas de l’assurance-chômage, le constat est sans appel. Si la dette, avec ses intérêts relativement faibles, pèse assez peu sur le budget – sur les sept dernières années, ce sont quand même 2,3 milliards versés aux créanciers (4) –, elle s’ajoute au déficit annuel, et, parce qu’elle ne cesse d’augmenter, elle devient un argument massue pour donner les chômeurs en pâture au marché du travail. L’argument est du reste tellement admis, voire naturalisé, qu’il n’est même plus sujet à discussion. C’est à peine si l’on a évoqué la dette lors des récentes négociations, l’œil rivé sur les curseurs permettant de la diminuer. Pourtant, quand il n’est de secret pour personne que la plupart des banques et investisseurs des titres de l’assurance-chômage pratiquent l’évasion fiscale, ce consentement généralisé fait figure de complicité. Les cotisations augmentent à peine entre 1983 et 2017, passant de 5,80 % à 6,45 %, alors que le nombre de chômeurs passe d’1,85 million à 6,5 millions aujourd’hui. Faut-il rappeler qu’en de nombreuses occasions, les comptes de l’Unédic, excédentaires, ont donné lieu, non pas à la création d’un fonds de réserve – comme l’ont proposé à maintes reprises les syndicats de salariés – mais à la baisse des cotisations ?
Sans avoir la bosse des maths, on voit bien qu’il y a un souci dans les recettes.
Pour y répondre, le recours à l’endettement, qui, par ses effets financiers et moraux ajoute à l’instabilité du régime accompagne le maintien d’une réserve utile de chômeurs indemnisés, fussent-ils de moins en moins nombreux, et abaisse les prétentions de celles et ceux qui sont au travail. Qui gâcherait sa vie pour un boulot s’il n’avait pas peur de la misère, « faute de mieux et par crainte du pire » ?
Faire peur et invisibiliser les besoins, invisibiliser jusqu’aux corps eux-mêmes – comme le font les statistiques sur le nombre de chômeurs, sans cesse revisitées à l’aune de catégories rocambolesques ou de la dématérialisation et de ses intelligences artificielles – s’avère crucial pour préserver le processus d’accaparation financière. Alors, jusqu’où les chômeurs se soumettront-ils à une institution arbitraire – comme le montre à nouveau la réforme actuelle – qui décide à coups de règlements toujours plus délétères qui elle indemnise et dans quelle mesure, et qui détermine surtout la manière dont l’argent doit être utilisé ?
Ils sont tendres, ces hommes et ces femmes pressés chaque jour d’accumuler des preuves absurdes de leur recherche d’emploi ; et ils sont courageux, poussés à se sentir eux-mêmes absurdes dans un monde qui cherche à les réduire à l’état d’objets. Ils ont un comportement héroïque, face aux atteintes – financières, morales et symboliques – qu’ils encaissent chaque jour. C’est sûr qu’ils trouvent, les bons jours, la puissance d’infléchir la peur, la culpabilité et l’intériorisation de la violence, et, les jours meilleurs encore, une colère légitime et prompte au soulèvement.
(1) Enquête de Cécile Hautefeuille, Enquête France Info « Comment les agents de Pôle emploi suivent deux fois plus de chômeurs que les chiffres affichés par la direction », 15 juin 2019.
(2) Information judiciaire depuis 2014 pour harcèlement moral et homicide involontaire, « Suicide : Pôle Emploi visé par une enquête », Enquête France Info, 4 septembre 2018.
(3) 3,8 milliards d’euros sur les trois prochaines années sur l’indemnisation des chômeurs.
(4) Audit citoyen de l’Assurance chômage, Gacdac, avril 2018 et Article du CADTM « Unedic, une dette de 35 milliards d’euros pour le bonheur des investisseurs ».
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