Discuter Bourdieu… avec Bourdieu

Éminent sociologue britannique, Michael Burawoy interroge les théories de son confrère français. Non sans pointer certaines limites très hexagonales.

Olivier Doubre  • 12 juin 2019 abonné·es
Discuter Bourdieu… avec Bourdieu
© crédit photo : Ulf Andersen/Aurimages/AFP

En dehors des partisans d’approches sociologiques ou économiques néoclassiques, voire réactionnaires, rares sont ceux qui viennent remettre en cause l’apport de l’œuvre de Pierre Bourdieu en sciences sociales. Ses analyses des processus de domination au sein des sociétés capitalistes contemporaines conservent toute leur acuité. Pourtant, de nombreux sociologues, sans être de ses adversaires, se sentent parfois à l’étroit face à ses conclusions de la perpétuation des dominations, qu’elles soient de classes, ethno-raciales ou de genre.

L’un des reproches que l’on peut entendre sur ces questions intervient notamment lorsqu’on s’interroge sur les possibilités de dépasser la domination, de la briser ou de penser une émancipation potentielle. Mais avant même d’en arriver à cette hypothèse d’un dépassement ou de la mise en échec des dominations, force est de constater que l’œuvre (magistrale) de Pierre Bourdieu se limite parfois à une approche universaliste abstraite, en somme très française, qui ne « combine » pas les différents types de domination. Ou ne prend pas assez en compte « l’intersectionnalité » entre questions de classes, de race et de genre. Dans notre pays, où le terme de race a même été récemment supprimé de la Constitution, certains sociologues ont du mal à appréhender par exemple des luttes comme celles de femmes racisées, ou des luttes « décoloniales » couplées aux inégalités de classes.

Aujourd’hui professeur à l’université de Berkeley (Californie), ancien président de l’Association internationale de sociologie, le britannique Michael Burawoy, qui est aussi un ethnologue marxiste, a commencé ses recherches en travaillant sur les mineurs de cuivre en Zambie, puis sur d’autres terrains en Sibérie, avant des études sur des ouvriers de l’automobile à Chicago. Grand admirateur de l’œuvre de Pierre Bourdieu, il se propose ici de la confronter, dans des « conversations » théoriques ou une « série de combats de boxe sociologiques » (selon les termes de ses traducteurs), à des auteurs – « sans leur être hostile ni les promouvoir activement » – qui « reflètent bien l’ambivalence des sciences sociales sur ces questions du genre et de la race ». Ainsi Frantz Fanon (sur la race), le pédagogue brésilien Paolo Freire (sur l’éducation et la reproduction), Simone de Beauvoir (sur le genre), mais aussi Marx ou Gramsci (sur les inégalités sociales et/ou culturelles)…

Refusant la « fausse alternative », bien française, entre le rejet polémique (et en bloc) de l’analyse bourdieusienne de la reproduction sociale et une lecture hagiographique, Michael Burawoy vient au contraire mettre en lumière certains « angles morts » de la pensée du professeur au Collège de France. Et s’essaie à les défricher avec elle.

Conversations avec Bourdieu Michael Burawoy, traduit de l’anglais et introduit par Juan Sebastian Carbonell, Aurore Koechlin, Ugo Palheta, Anton Perdoncin & Quentin Ravelli, éd. Amsterdam, 272 pages, 19 euros.

Idées
Temps de lecture : 2 minutes

Pour aller plus loin…

François Sarano : « Il y a une vraie lueur d’espoir pour les océans si on s’en donne les moyens »
Entretien 9 juin 2025 abonné·es

François Sarano : « Il y a une vraie lueur d’espoir pour les océans si on s’en donne les moyens »

L’océanographe et plongeur professionnel ne se lasse pas de raconter les écosystèmes marins qu’il a côtoyés dans les années 1980 et qu’il a vu se dégrader au fil des années. Il plaide pour une reconnaissance des droits des espèces invisibles qui façonnent l’équilibre du monde, alors que s’ouvre ce 9 juin à Nice la Conférence des Nations unies sur l’océan (Unoc).
Par Vanina Delmas
L’insurrection douce, vivre sans l’État
Idées 4 juin 2025 abonné·es

L’insurrection douce, vivre sans l’État

Collectifs de vie, coopératives agricoles, expériences solidaires… Les initiatives se multiplient pour mener sa vie de façon autonome, à l’écart du système capitaliste. Juliette Duquesne est partie à leur rencontre.
Par François Rulier
Isabelle Cambourakis : « On ne pourra plus revenir à une édition sans publications féministes »
Entretien 4 juin 2025 abonné·es

Isabelle Cambourakis : « On ne pourra plus revenir à une édition sans publications féministes »

Il y a dix ans, les éditions Cambourakis créaient la collection « Sorcières » pour donner une place aux textes féministes, écologistes, anticapitalistes écrits dans les années 1970 et 1980. Retour sur cette décennie d’effervescence intellectuelle et militante avec la directrice de cette collection.
Par Vanina Delmas
« Si ArcelorMittal tombe, c’est l’ensemble de l’industrie française qui tombe »
Entretien 27 mai 2025 abonné·es

« Si ArcelorMittal tombe, c’est l’ensemble de l’industrie française qui tombe »

Alors qu’ArcelorMittal a annoncé un vaste plan de suppressions de postes, la CGT a décidé d’entamer une « guerre » pour préserver les emplois et éviter le départ du producteur d’acier de l’Hexagone. Reynald Quaegebeur et Gaëtan Lecocq, deux élus du premier syndicat de l’entreprise, appellent les politiques à envisager sérieusement une nationalisation.
Par Pierre Jequier-Zalc