Dissolution volontaire

Dans Les Évaporés, Delphine Hecquet s’intéresse au phénomène des _johatsu_, ces personnes, au Japon, qui organisent leur propre disparition. Un spectacle gracieux, entre onirisme et réalisme.

Anaïs Heluin  • 18 juin 2019 abonné·es
Dissolution volontaire
© crédit photo : dantès pigeard

I l n’a pas disparu, il s’est évaporé. » Prononcés dans Les Évaporés par une femme dont le père s’est volatilisé sans laisser de traces, ces quelques mots disent beaucoup de la démarche de la comédienne et metteuse en scène Delphine Hecquet. Ils traduisent son désir de déplacement. Son envie d’aller à la source d’un phénomène japonais qui s’est exporté en France : celui de l’évaporation, ou disparition volontaire, qui touche chaque année plus de 100 000 personnes au Japon. Et près de 2 500 chez nous, nous apprend Cédric Orain dans le synopsis de Disparu, qu’il créera en juillet au Festival d’Avignon. Comme lui, qui a imaginé le monologue d’une mère de « johatsu », ­Delphine Hecquet a pris le parti de la fiction. Ou plutôt des fictions. Car, dans Les Évaporés, le refus du monde tel qu’il est se conjugue au pluriel. La scène y est un espace de possibles multiples.

La pièce s’ouvre sur un cri muet. Derrière une baie vitrée qui le sépare du public sans rien cacher de son abattement, un homme en costume se livre à des gestes précis comme ceux d’un rituel. Lent, presque solennel, il pose sa sacoche sur un canapé anthracite. Tandis qu’un surtitre nous indique que nous sommes à Tokyo en 2015, il se sert un verre qu’il ne boira pas. À peine le liquide passe-t-il d’un contenant à l’autre, le comédien se jette au sol en un sanglot d’autant plus déchirant qu’il est silencieux. Car au Japon, formule bientôt Marc Plas dans le rôle d’un journaliste français en reportage sur la terre d’origine des évaporés, l’échec n’est guère toléré. Les larmes sont bannies.

Pour explorer cette pudeur, Delphine Hecquet imagine un récit où le fragment est une tentative d’approche du réel. Un ensemble de gestes et de quelques mots tendus vers une meilleure compréhension du monde. Dans la limite des pouvoirs du théâtre, avec lesquels joue finement Les Évaporés. Si la présence d’un journaliste au cœur du spectacle fait d’abord craindre une approche documentaire comme il en existe de plus en plus au théâtre, elle se révèle vite avoir une fonction plus complexe. Dans son errance à travers un pays dont il connaît la langue et les codes sans tous les comprendre tout à fait, le reporter récolte des histoires. Il les accueille, les interprète.

Mêlant paroles fictives d’évaporés, de parents ou encore de professionnels spécialisés dans l’aide à la disparition, la pièce de Delphine Hecquet fait se côtoyer ce qui dans la réalité n’a aucune chance de se rencontrer. Sur les traces de deux disparus volontaires – l’homme au cri muet et une jeune fille de 19 ans –, le journaliste effleure des problématiques sociales nippones qui ne sont pas sans écho en France. Le chômage et la solitude des grandes villes sont un terreau commun grâce auquel Delphine Hecquet, quoique moins bien armée que son personnage de journaliste (elle ne parle pas du tout la langue), a pu aller mener son enquête au Japon. Puis rencontrer en France des comédiens japonais, avec qui elle a travaillé à partir d’improvisations.

Mise en fiction de cette expérience de décentrement, Les ­Évaporés est aussi baigné de surnaturel. De créatures bizarres au langage bref dont on ne saurait dire dans quel coin de l’univers elles sont nées, ni si elles sont de chair et d’os ou plutôt d’un mélange de croyances et d’idées.

L’entretien filmé, ultra-réaliste, avec la fille du premier disparu laisse place à une lutte entre la jeune évaporée et sa mère, où l’hystérie et les arts martiaux ne font pas toujours bon ménage. Régulièrement, une sorte de pythie des trottoirs, avec sa couronne de fleurs et son autel de bouteilles et de lumières, interrompt une scène pour la faire basculer dans l’onirisme. Vers un espace-temps singulier où la douleur qui provoque l’évaporation et la tristesse qu’elle engendre ne vont pas sans une forme de beauté.

Mû par une pensée magique, Les Évaporés ne résout en rien le mystère dont il traite. Il se contente de l’exprimer avec une grâce et une intelligence qui font oublier certaines maladresses liées au mélange des langues et des registres.

Les Évaporés, Théâtre de la Tempête, Paris, 01 43 28 36 36. Jusqu’au 23 juin.

Théâtre
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